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Citation de lanard


Pierre Boulle va pousser loin l'idée de [la] valeur esthétique [de la formule E=mc²] dans une novella intitulée "E=mc² ou le Roman d'une idée".
Après des considérations (hyperboliques) sur la beauté de la formule, le texte relate un voyage effectué par Einstein dans une ville japonaise. L'homme est chaleureusement accueilli: "Sa simplicité, sa bonté, son humanité avaient provoqué la sympathie enthousiaste des humbles, autant que sa sagesse l'admiration des lettrés et de la jeune génération studieuse, avide de culture et de progrès". [148]. C'est moins à une description d'Einstein ("la tête auréolée de sa chevelure légendaire" [149]) à laquelle le lecteur a droit qu'au discours hagiographique sur le personnage, une image mentale surdéterminée par les éléments du mythe. Avant de prononcer son discours de remerciements, il demande discrètement à un des dignitaires de lui rappeler le nom de cette ville qui l'accueille si gentiment. Il s'agit, on s'en doutait, d'Hiroshima. Associé à la bombe, on verra cependant comment Einstein participe à une nouvelle forme de désastre.
Malgré sa présence, le récit est centré sur un autre physicien. Dans cette histoire allégorique qui prend l'allure d'une face macabre, E=mc² devient une religion. Sous le fascisme, adhérer à la formule se révèle aussi lourd de sens que devenir chrétien au début de notre ère. Cette religion aura son martyr: Enricho Luchesi, physicien italien (double imaginaire d'Enrico Fermi) qui gagne le Nobel et fuit le fascisme au moment où la théorie de la relativité, et formule damnée, provoque des réactions haineuses. "Tous ceux qui avaient umprudemment laissé percer quelque sympathie pour E=mc² avaient été emprisonnés, déportés, suppliciés, parfois mis en pièces par la foule" [187].
Luchesi devient physicien après un choc esthétique ressenti dans une librairie devant la célèbre équation, qui est l'ordre de l'expérience religieuse. A travers E=mc², il entrevoit "une source inépuisable de justice et de bonheur, d'entreprises hardies et généreuses, réalisées dans un monde purifié par la science" [163]. Devenu apôtre de la non-violence, il parle de son chemin de Damas et la flamme illumine pour les visages des apôtres: "E=mc² n'est-elle pas une formule d'amour et de justice?" [170].
La meilleure façon de prouver son importance consiste à démonter, concrètement, son pouvoir magique. C'est pourquoi Luchesi décide de s'en servir pour créer de la matière. Il la trouvera dans les étoiles. L'énergie des vibrations cosmiques provient d'une destruction de la matière, elle "représente une désintégration, une dilapidation de notre capital matériel. Eh bien, cette énergie aujourd'hui diffuse, rendue inutilisable à la suite de catastrophes cosmiques, je me propose de la condenser, de la métamorphoser de nouveau suivant la formule d'Einstein, pour la ramener à son état premier" [185-186]. Il s'attelle à cette tâche, avec l'appui des scientifiques du monde libre. Einstein, enthousiaste, convainc le président américain de financer ces recherches. Ce dernier est d'abord sceptique: promouvoir la paix à partir de la condensation du rayonnement cosmique pour créer un métal plus lourd que l'uranium? Il signale au physicien une remarque du chef de l'état-major de l'armée qui voit immédiatement le potentiel destructeur d'une telle invention ("Demandez-leur de détruire la matière en provoquant le déchainement de la puissance en un temps très court, ce qui doit être encore moins difficile que l'opération inverse, et ils auront doté ce pays d'une arme capitale" [195]. Einstein avoue que les scientifiques n'ont pas envisagé toutes les conséquences de leurs théories, alors que l'armée a immédiatement considéré le pire. Mais il décide de mentir, certifiant que l'idée de créer une arme destructrice et impossible du point de vue de la physique. Les scientifiques, avec une touchante unanimité, font consensus pour appuyer le mensonge de leur maître.
Le narrateur insiste sur le bonheur badin des hommes enfermés dans leur laboratoire de Los Alamos, sur leurs gamineries, comme s'il s'agissait aussi de signifier leur inconscience. Les expériences réussissent et les résultats signifient pour le preuve que le monde a un sens: "Le bon dieu joue pas aux dés, comme dit le grand Einstein. [...] Il procède toujours selon un plan créateur" [216].
La première expérience de création de la matière a lieu au Japon, dernier pays en guerre, pour faire naître un choc à travers une manifestation de paix. Le choix s'arrête sur Hiroshima. L'avion qui survole la ville est peint en vert pour signifier l'espérance et des dessins de colombes sont placardés sous les ailes; on espère la présence de tous les citadins pour assister à la réussite constructive provoquée par E=mc². "Comme autrefois, sans doute, les trompettes célestes saluèrent l'explosion subite de l'atome primitif, marquant d'un signal auguste l'origine de l'Univers" [226], et cet atome prend la forme d'un pétale, descendant lentement vers la terre, hypnotisant la population au sol.
La réaction en chaîne ne se fait pas attendre, les copeaux se multiplient et, à l'ébahissement des scientifiques, se matérialisent en fleurs. Puis le miracle prend sa pleine signification: "Voyez: les paralytiques marchent; les aveugles voient; les sourds entendent; les plaies se ferment; les chairs mortes ressuscitent" [234]. On sourit en lisant que, "devant ce spectacle, l'enthousiasme d'Hiroshima explose" [234]. Ce rappel de ce qui se produisit le 6 août 1945 dans la ville marque le glissement du bonheur à la catastrophe. En effet, les fleurs se multiplient, "suivant la même loi fatidique que les grains de blé dont on double la quantité à chaque case d'une jeu d'échec" [236]. Peu à peu, la population est étouffée sous les fleurs synthétiques, cette couche "d'uranium positif", et meurt sous ce nuage qui cache le soleil de manière aussi nette que le feront, dans la réalité, les effets du champignon nucléaire.
Le constat d'ironie est sans appel. Ceux qui ont participé à la création de la bombe ne rêvaient pas non plus aux catastrophes d'Hiroshima et de Nagask - du moins ose-t-on le croire. La pureté de leurs intentions était à la hauteur de celles des savants du récit ("Nos intentions étaient pures. Notre idéal était de créer" [238]). Cela ne change rien aux résultats, dans la fiction comme dans la réalité. Einstein est le plus traumatisé puisque, comme il le dit en gémissant, "c'est moi qui ai pressé le bouton" [238]. Mais les autres le rassurent: il s'agit bien d'une erreur collective. Que la dernière phrase s'ouvre avec le nom de DIeu ne manque pas de sel. Luchesi affirme: "Dieu est témoin que je n'ai pas voulu cela" [238].
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