En quelque sorte, ma vie présente se résume à quatre petits trous.
Deux trous dans ma tête, au sens propre du terme.
Un trou dans mes souvenirs.
Mais surtout, un trou dans mon emploi du temps.
Or il sentait que le temps était compté. La caractéristique principale d'un tueur en série est qu'il commet des crimes en série. Chaque heure gagnée pouvait permettre de sauver une victime.
Les murs jaunis par le tabac étaient recouverts de dizaines de photos représentant une jeune femme resplendissante. Sa femme. Maintenant qu'elle n'était plus là, elle était partout.
Mais hier avait été un grand jour. C'était celui où Dufour avait cessé d'être un policier pour redevenir un enquêteur. Son cerveau s'était remis à carburer comme une machine de guerre.
Il tenait son poing fermé et serrait de toute ses forces en serrant les dents. Bien qu'il n'eût que deux ans et demi, il était parvenu à maintenir cette position pendant près d'une minute. Le temps nécessaire à la mort par asphyxie du petit être innocent qu'il avait attrapé presque malgré lui en plongeant la main dans une flaque d'eau croupie : un énorme têtard.
La balle a soigneusement évité les zones de mon cerveau qui sont le siège de la réflexion. Je ne peux plus bouger, je ne vois rien et je suis incapable de prononcer le moindre mot, mais je ne suis pas sourd et j’ai toute ma tête. Mon cerveau fonctionne encore à merveille. Pour mon plus grand malheur.
Le froid, le bruit, l’odeur, l’alcool et la honte, tout cela rend mon sommeil léger, chaotique, insuffisant.
Mais ce n’est rien à côté du reste.
Car ce qui m’a empêché de dormir cette nuit, c’est tout autre chose.
J’ai assisté à un meurtre.
La stagiaire se mit à réfléchir. Jamais des enquêteurs n'auraient travaillé sur cette base. Leur métier consistait à réunir des preuves, à confronter des faits, à cerner peu à peu les suspects potentiels et seulement après à échafauder des théories. Jamais ils ne seraient partis d'hypothèses farfelues issues d'une intuition statistique.
Mais Clara n'était pas enquêtrice. Elle était statisticienne.
Le souvenir de cette balle qui a traversé mon crâne de part en part pour se ficher dans le mur de ma chambre, un peu au-dessus de la tête du lit, notre lit, percutant ce sous-verre qui renfermait la photo de notre couple, le faisant éclater au passage comme j'avais moi-même fait éclater notre vie. Sans le savoir.
Lucien n’a pas beaucoup dormi. Ce n’est pas la première fois. Il dort peu depuis toujours. Il fait partie de cette catégorie d’individus qu'on nomme les petits dormeurs et qui ont besoin de peu de sommeil. Ceux-ci, il ne faut pas les confondre avec les faux petits dormeurs, de simples insomniaques qui, après une nuit de veille subie, sont sujets à des baisses de régime et des coups de pompe, débouchant régulièrement sur des endormissements plus ou moins fugace.
Les vrais petits dormeurs n’ont rien à voir avec eux. Ils se contentent de seulement trois ou quatre heures de sommeil par nuit, ce qui suffit à recharger leurs batteries. Ils ont d'illustres représentants, comme Napoléon Bonaparte, Voltaire, Thomas Edison, Victor Hugo, Winston Churchill et paraît-il, un certain Emmanuel Macron.