Alors que les « Yapalf » sont chaleureux, prêts à s’entraider lorsque l’un d’entre eux ne va pas bien, les « Cénouk » accordent beaucoup d’importance à des choses qui n’en n’ont pas, au détriment de leurs sentiments. Ils se compliquent la vie avec des futilités qui finalement les divisent et les rendent égoïstes. La notoriété et la gloire sont leur étendard qu’ils acquièrent souvent en dévalorisant leurs semblables. Dès qu’ils se réunissent, ils ne peuvent rien faire sans la décision d’un chef, qui souvent d’ailleurs n’est pas forcément le plus compétent pour les rendre heureux. Les « Yapalf », eux, s’en remettent à la providence, se réjouissent d’une attention de leurs proches, d’un sourire, d’une tape sur l’épaule, de la pluie quand elle tombe.
La saison avance et, autour de la maison, la
végétation est déjà haute. Le petit-fils d’Alfred a ressorti
la faux de son grand-père afin de nettoyer le pré
entourant le jardin. La poule suit le faucheur en picorant
dans les andains. Plutôt que d’étendre l’herbe au soleil
pour en faire du foin, Charly l’entasse sur un monceau de
feuilles déjà en décomposition. Tout cela fera un excellent
compost pour l’an prochain. Un peu avant midi, un jeune
homme arrive à pied sur le chemin qui conduit à la ferme.
Les promeneurs sont assez rares dans le coin et Charly se
demande qui peut bien lui rendre visite ?
« Bonjour monsieur.
- Bonjour, répond Charly
- Toi avoir travail à faire moi ?
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- Non, je n’ai pas de travail.
- Toi avoir la chance, maison, jardin…
- Oui, c’est vrai, vous êtes de quelle nationalité ?
- Kosovo…Difficile trouver travail en France. Au
revoir monsieur, toi gentil. »
Et puis le kosovar s’en va comme il est venu.
Dans la soirée, profitant de la tiédeur de l’air
ambiant chargé de l’odeur du serpolet fraîchement coupé,
Charly repense à son visiteur : tout autre individu bien
pensant y verrait un malfrat. Lui n’a retenu que ces mots :
« Toi avoir la chance, maison, jardin !»
Il l’aurait bien envoyé chez les Mouilleseaux, mais
les anciens auraient pris peur et Jeannot n’est pas disposé
à accueillir les mendiants. Il a trop de soucis. Pour
redresser sa situation financière, les panneaux solaires
installés sur le toit de son hangar ne suffisent pas. Son
banquier lui a donc conseillé la construction d’une usine à
vaches avec station de méthanisation. Les travaux ont
déjà commencé. La structure pourra accueillir plus de
huit cents vaches avec automatisation de la traite,
distribution automatique de la nourriture et récupération
des gaz de lisier dans d’énormes cuves à l’extérieur. Ce
n’est pas un pauvre kosovar que Mouilleseaux a
embauché mais un ingénieur en informatique et
robotisation. Avec l’annonce de la fin des quotas laitiers,
passée comme une lettre à la poste et sans un mot dans
les radios, il espère bien produire beaucoup plus. Charly
n’est pas économiste, mais si tous les exploitants
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agricoles suivent ce raisonnement, il craint la chute du
prix du kilo de lait payé au producteur. C’est la loi de
l’offre et de la demande. Décidément, les experts
comptables, les technocrates, tricotent la fin programmée
des petits paysans dans les coulisses des chambres
d’agriculture… Et les robots ne boivent toujours pas de
lait !