Jean-Michel Valantin

Le développement des city brains (Intelligence artificielle) accompagne celui du programme, très controversé, de "crédit social". Des centaines de millions de citoyens chinois sont désormais observés par les capteurs urbains. Les gigantesques flux de mégadonnées ainsi produits sont utilisés pour "noter" le degré de civisme du comportement. Les "moins bien notés" peuvent se voir refuser l'accès aux transports publics et être "incités" à s'améliorer. Cet immense système de surveillance et de contrôle social traite les flux de population comme d'autres flux et créé des systèmes de "digues sociales", dont le potentiel répressif est inusité. La mise au point, la mise en ligne et la diffusion des city brains est un exemple particulièrement important de coopération entre le gouvernement, les entreprises et les municipalités chinoises. (p.244-245)

La Nouvelle Route de la Soie, un projet mondial chinois, pour la Chine.

Celle-ci est lancée par le Président Xi Jinping en septembre 2013. Elle vise à répondre aux besoins en ressources de la Chine, tout en articulant ensemble la politique de développement social et économique du pays avec sa politique étrangère et sa stratégie de défense. C'est en cela que la Nouvelle Route de la Soie révèle sa profonde singularité. La Route n'est pas un outil de transport et d'exportation de la production chinoise à l'étranger. Cette dimension de l'activité économique chinoise est parfaitement opérationnelle depuis les années 1980 et ne nécessite pas de nouvelle stratégie. En fait, l'originalité de la Route réside dans sa fonction, qui est d'être un "canal planétaire". Ce "canal" fait s'écouler vers la Chine toutes les ressources nécessaires pour répondre au phénoménal système de besoins généré par son développement. La Route est le médium de l'immense pouvoir d'attraction que la Chine exerce désormais sur l'extraction de ressources naturelles, à l'échelle du monde entier. Cet immense dispositif, en croissance constante, permet ainsi à l'économie et à l'Etat chinois d'exercer un géopouvoir à l'échelle de la planète, afin de répondre aux besoins immenses propres à la société chinoise en plein développement. (p. 94-95)

Cette immense région (indo-pacifique) est vitale pour la Chine comme pour les Etats-Unis, en raison des liens commerciaux et de l'extraction des ressources qui les y relient. Or, depuis le début des années 2010, les autorités militaires sont de plus en plus inquiètes des effets déstabilisateurs du changement climatique sur cette zone. Ainsi, dès 2013, l'amiral Samuel J. Locklear III, commandant en chef du Pacific Command, déclare qu'un bouleversement de grande ampleur induit par le changement climatique "va durablement et profondément endommager la sécurité internationale, et c'est certainement beaucoup plus probable que tout autre scénario stratégique". Dans la même interview il ajoute :

"La glace est en train de fondre et le niveau de la mer s'élève... Dans notre dialogue multilatéral (dans la région Asie-Pacifique), et même avec la Chine et l'Inde, nous avons introduit l'impératif d'avoir les forces à peu près sur la même ligne de conduite, pour être prêtes au moment où le changement climatique va commencer à impacter ces populations absolument massives. Si les choses se passent mal, vous pourriez avoir des centaines de milliers ou de millions de personnes déplacées et la sécurité commencera à rapidement tomber en morceau." (p.282)

Le continent Antarctique est recouvert par d'immenses glaciers, qui, en avançant dans l'océan, forment des plates-formes dont les bords sont immergés et atteignent les fonds marins proches du continent. Ils servent ainsi d'étais naturels aux glaciers terrestres. Or, les courants sous-marins de l'océan Antarctique véhiculent de plus en plus de chaleur, absorbée en amont du fait des échanges thermiques entre l'océan et l'atmosphère. Ces courants plus chauds entraînent la fonte de la partie immergée des glaciers, qui se mettent alors à glisser dans l'océan. La perte de ces glaciers déstabilise les glaciers voisins, et pourrait être en train de se transformer en réactions en chaîne, tant dans l'ouest que dans l'est de l'Antarctique. [...]
L'étude "Four decades of Antarctic ice sheet mass balance from 1979-2017", publiée par l'Académie des sciences américaine, établit que le glacier Thwaites, en Antarctique de l'Ouest, est de plus en plus instable. Or, si ce glacier continue de reculer et se déstabilise, il pourrait entraîner une réaction en chaîne qui amènera tout l'Antarctique de l'Ouest à se déverser dans l'océan. (p.212-213)

... la Nouvelle Route de la Soie devient indissociable des stratégies géoéconomiques et géopolitiques chinoises. Ainsi, la création d'infrastructures de transport eurasiatiques intègre les économies des pays traversés à l'économie chinoise, et intègre aussi leur territoire à cette diffusion routière et ferroviaire du pouvoir d'attraction chinois. [...]
En termes géopolitiques tels que définis en 1904 par Sir Halford Mackinder, l'un des grands pionniers de l'approche géopolitique, la Chine est en train de réaliser l'intégration de l'"île-monde". Ce concept renvoie à la continuité géographique entre l'Asie, l'Europe, le Moyen-Orient et l'Afrique. Mais l'île-monde est organisée en plusieurs espaces concentriques autour du Heartland, la zone centrale qui s'étend du Yangsté et de l'Himalaya jusqu'à la plaine d'Europe centrale, et du littoral arctique de Sibérie et de la plaine de la Volga jusqu'au golfe persique. [...]
Selon Mackinder : "Qui domine l'Europe de l'Est, contrôle le Heartland, qui contrôle le Heartland domine l'île-monde, qui domine l'île-monde domine le monde." (p.103-104)

L'attraction exercée par la Chine sur les industries lourdes, mais aussi de transformation et de service, en fait littéralement "l'atelier du monde", qui exporte ses produits aux Etats-Unis. Ces investissements accompagnent les vagues successives de délocalisation de tous les types d'industrie, des compagnies automobiles comme Ford aux entreprises informatiques. Toutes veulent profiter de l'accès à une main d'oeuvre efficace et peu payée et à des normes sociales et environnementales très inférieures à celles des Etats-Unis et de l'Europe, ainsi qu'au potentiel du marché chinois. (p. 72)

Les équilibres politiques contemporains nationaux et internationaux sont travaillés en profondeur par la nouvelle réalité qui fait émerger l'Anthropocène, à savoir celle d'une crise planétaire qui met les sociétés contemporaines sous haute pression, et qui met en danger leur existence même, en se conjuguant avec des phénomènes politiques d'une extrême violence.

Mais les capacités numériques civiles et militaires américaines dépendent de la multiplication et de l'amélioration constante des capacités des matériels électroniques et informatiques. Pour les fabriquer, les industriels américains, asiatiques et européens doivent employer des minéraux aux qualités spécifiques, dits "terres rares". Or la Chine est un producteur majeur de certains de ces minéraux, dont le rhodium, le lanthane et le samarium, qui sont des composants vitaux de l'industrie informatique. La dimension stratégique de ce quasi-monopole s'est imposée en septembre 2010. A la suite de l'arrestation d'un capitaine de chalutier chinois dans les eaux contestées des îles Senkaku en mer de Chine orientale, la Chine menace Tokyo de représailles importantes. Le refus japonais de libérer le capitaine est alors suivi d'un embargo chinois de toute exportation de terres rares vers le Japon. Cet embargo provoque un choc industriel et politique. (p.266-267)

Ces "quatre modernisations" sont celles de l'agriculture, de l'industrie et du commerce, de la science et de la technologie, des affaires militaires. A partir de 1981, Deng Xiaoping prend d'ailleurs la tête de la Commission de défense, et entreprend l'ouverture économique de la Chine et son développement industriel, tout en modernisant l'armée en profondeur et en réorganisant le monde agricole et rural. Pour lui et sa faction, comme auparavant celle de Mao, l'observation du développement stratégique américain amène à l'inéluctable conclusion que la croissance économique est indissociable de la puissance géopolitique et militaire. C'est à ce moment qu'il lance le slogan "Il est bon de s'enrichir", établissant un renouvellement du contrat social entre le parti communiste et la société chinoise. (p. 66)

En d'autres termes, au XIXe siècle, l'industrie permet aux sociétés européennes d'expérimenter un nouveau rapport à la puissance, fondé non plus sur l'adaptation par l'agriculture, la mine et les forges artisanales aux conditions planétaires, mais bien sur le recours à grande échelle aux énergies fossiles et à l'activité mécanique. La puissance thermodynamique ainsi obtenue amplifie les capacités de production, d'action et de destruction armée à une intensité et à une échelle inédites dans l'histoire de l'humanité.
Cette "guerre de l'opium et des mondes" signale ainsi le surgissement militaire de la puissance propre à l'industrie dans la géopolitique et dans la guerre, et prépare le bouleversement de l'Asie, du monde et de la planète durant les cent cinquante années qui vont la suivre. (p. 26-27)