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Citation de martineden74


1549, Bordeaux, sous le règne d’Henri II…

 « Je voudrais seulement comprendre comment il se peut que tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations supportent quelquefois un tyran seul qui n’a de puissance que celle qu’ils lui donnent, qui n’a pouvoir de leur nuire qu’autant qu’ils veulent bien l’endurer, et qui ne pourrait leur faire aucun mal s’ils n’aimaient mieux tout souffrir de lui que de le contredire. Chose vraiment étonnante – et pourtant si commune qu’il faut plutôt en gémir que s’en ébahir, de voir un million d’hommes misérablement asservis, la tête sous le joug, non qu’ils y soient contraints par une force majeure, mais parce qu’ils sont fascinés et pour ainsi dire ensorcelés par le seul nom d’un, qu’ils ne devraient pas redouter – puisqu’il est seul – ni aimer – puisqu’il est envers eux tous inhumain et cruel. Telle est pourtant la faiblesse des hommes : contraints à l’obéissance, obligés de temporiser, ils ne peuvent pas être toujours les plus forts. […] Or ce tyran seul, il n’est pas besoin de le combattre, ni de l’abattre. Il est défait de lui-même, pourvu que le pays ne consente point à sa servitude. Il ne s’agit pas de lui ôter quelque chose, mais de ne rien lui donner. Pas besoin que le pays se mette en peine de faire rien pour soi, pourvu qu’il ne fasse rien contre soi. Ce sont donc les peuples eux-mêmes qui se laissent, ou plutôt qui se font malmener, puisqu’ils en seraient quittes en cessant de servir. C’est le peuple qui s’asservit et qui se coupe la gorge ; qui, pouvant choisir d’être soumis ou d’être libre, repousse la liberté et prend le joug ; qui consent à son mal, ou plutôt qui le recherche… […] Et de tant d’indignités que les bêtes elles-mêmes ne supporteraient pas si elles les sentaient, vous pourriez vous délivrer si vous essayiez, même pas de vous délivrer, seulement de le vouloir. Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres. […] Les hommes nés sous le joug, puis nourris et élevés dans la servitude, sans regarder plus avant, se contentent de vivre comme ils sont nés et ne pensent point avoir d’autres biens ni d’autres droits que ceux qu’ils ont trouvés ; ils prennent pour leur état de nature l’état de leur naissance. […] Ils disent qu’ils ont toujours été sujets, que leurs pères ont vécu ainsi. Ils pensent qu’ils sont tenus d’endurer le mal, s’en persuadent par des exemples et consolident eux-mêmes, par la durée, la possession de ceux qui les tyrannisent.[…] Les tyrans ne sont grands que parce que nous sommes à genoux ».

 Ces phrases implacables sont extraites du Discours de la servitude volontaire, rédigé par un étudiant de dix-huit ans, Étienne de La Boétie, ami de Montaigne, qui devint conseiller au parlement de Bordeaux et mourut prématurément en 1563 à l’âge de trente-deux ans. On comprend qu’un tel texte n’ait pu être publié de son vivant. Un peu moins de cinq siècles plus tard, il résonne de la même manière, posant les mêmes questions, si évidentes que nous n’y pensons même plus : pourquoi acceptons-nous l’inégalité et le pouvoir de quelques-uns, alors que nous formons l’immense majorité ? Pourquoi l’inégalité nous semble-t-elle tellement naturelle que nous acceptons naturellement notre « servitude volontaire » ?
Ce débat court pourtant depuis lors, relayé aux XVIIe et XVIIIe siècles par des penseurs comme Thomas Hobbes, Samuel von Pufendorf et Jean-Jacques Rousseau, puis par les théoriciens de la Révolution, enfin par des philosophes, des sociologues, des ethnologues et des biologistes de notre temps. Deux positions antagonistes s’affrontent : ou bien l’égalité est naturelle entre les hommes, le pouvoir est régulièrement confisqué par quelques-uns et il convient de le leur reprendre, et finalement les humains sont plutôt bons par nature ; ou bien l’inégalité appartient à la nature humaine parce que certains sont plus aptes que d’autres, voire plus dominateurs que d’autres, et finalement les humains sont plutôt mauvais par nature.
(...)
Un ethnologue français, Pierre Clastres, a émis, pour les sociétés humaines en général, l’hypothèse que la tendance normale dans un groupe est la résistance collective aux excès de pouvoir. Dans une société encore peu complexe, les notables doivent s’attacher leurs obligés en redistribuant en permanence les richesses qu’ils réussissent à grand-peine à accumuler. Dans une société guerrière où le prestige est lié aux prouesses au combat, les grands guerriers doivent remettre sans cesse leur titre en jeu, jusqu’au jour où ils finissent par être éliminés. L’émergence de sociétés inégalitaires ne serait donc pas la norme, mais l’exception et le résultat d’un dysfonctionnement de ces mécanismes de contrôle. Finalement, l’inégalité ne serait pas naturelle…
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