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Citation de solasub


Ma mère se mit en quête d'ouvrages qui me rendissent à mon enfance: il y eut « les petits livres roses » d'abord, recueils mensuels de contes de fées puis, peu à peu, Les Enfants du capitaine Grant, Le Dernier des Mohicans, Nicolas Nickleby, Les Cinq Sous de Lavarède. A Jules Verne, trop pondéré, je préférai les extravagances de Paul d'Ivoi. Mais, quel que fût l'auteur, j'adorais les ouvrages de la collection Hetzel, petits théâtres dont la couverture rouge à glands d'or figurait le rideau: la poussière de soleil, sur les tranches, c'était la rampe. Je dois à ces boîtes magiques — et non aux phrases balancées de Chateaubriand — mes premières rencontres avec la Beauté. Quand je les ouvrais j'oubliais tout: était-ce lire? Non, mais mourir d'extase : de mon abolition naissaient aussitôt des indigènes munis de sagaies, la brousse, un explorateur casqué de blanc. J'étais vision, j'inondais de lumière les belles joues sombres d'Aouda, les favoris de Philéas Fogg. Délivrée d'elle-même enfin, la petite merveille se laissait devenir pur émerveillement. A cinquante centimètres du plancher naissait un bonheur sans maître ni collier, parfait. Le Nouveau Monde semblait d'abord plus inquiétant que l'Ancien: on y pillait, on y tuait; le sang coulait à flots. Des Indiens, des Hindous, des Mohicans, des Hottentots ravissaient la jeune fille, ligotaient son vieux père et se promettaient de le faire périr dans les plus atroces supplices. C'était le Mal pur. Mais il n'apparaissait que pour se prosterner devant le Bien: au chapitre suivant, tout serait rétabli. Des Blancs courageux feraient une hécatombe de sauvages, trancheraient les liens du père qui se jetterait dans les bras de sa fille. Seuls les méchants mouraient — et quelques bons très secondaires dont le décès figurait parmi les faux frais de l'histoire. Du reste la mort elle-même était aseptisée: on tombait les bras en croix, avec un petit trou rond sous le sein gauche ou, si le fusil n'était pas encore inventé, les coupables étaient « passés au fil de l'épée ». J'aimais cette jolie tournure : j'imaginais cet éclair droit et blanc, la lame; elle s'enfonçait comme dans du beurre et ressortait par le dos du hors-la-loi, qui s'écroulait sans perdre une goutte de sang. Parfois le trépas était même risible: tel celui de ce Sarrasin qui, dans La Filleule de Roland, je crois, jetait son cheval contre celui d'un croisé; le paladin lui déchargeait sur la tête un bon coup de sabre qui le fendait de haut en bas; une illustration de Gustave Doré représentait cette péripétie. Que c'était plaisant! Les deux moitiés du corps, séparées, commençaient de choir en décrivant chacune un demi-cercle autour d'un étrier ; étonné, le cheval se cabrait. Pendant plusieurs années je ne pus voir la gravure sans rire aux larmes. Enfin je tenais ce qu'il me fallait: l'Ennemi, haïssable, mais, somme toute, inoffensif puisque ses projets n'aboutissaient pas et même, en dépit de ses efforts et de son astuce diabolique, servaient la cause du Bien; je constatais, en effet, que le retour à l'ordre s'accompagnait toujours d'un progrès: les héros étaient récompensés, ils recevaient des honneurs, des marques d'admiration, de l'argent; grâce à leur intrépidité, un territoire était conquis, un objet d'art soustrait aux indigènes et transporté dans nos musées; la jeune fille s'éprenait de l'explorateur qui lui avait sauvé la vie, tout finissait par un mariage. De ces magazines et de ces livres j'ai tiré ma fantasmagorie la plus intime : l'optimisme.
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