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Citation de hcdahlem


INCIPIT
L’église est à vendre.
Figuette conduit sa fille à l’école quand il apprend la nouvelle à la radio. «Mise à prix 280 000 euros, pour la Dame de fer.» Zoé chantonne, il lui demande de se taire. D’accord, dit-elle, et elle reprend sa comptine. Son père monte le son et prend la première sortie. Il doit voir la Dame.
Une ossature en acier et des murs en tôle. Une toiture plate, un clocher sans flèche, le tout peint en gris. Sous d’autres cieux, l’église aurait eu droit à un blanc éclatant. Ici, on a préféré l’assortir au béton des cités.
Pour la construire, les mineurs avaient commencé par extraire ce minerai rouge dans le sous-sol. Puis les sidérurgistes avaient couvé le magma pour le fondre, forgé son squelette, laminé sa peau de tôles. Composée de ces mêmes atomes de fer qui faisaient rougir leurs veines, l’église était la fierté de tous, catholiques ou athées communistes ; parfois les deux, par concession, quand la grand-mère italienne exigeait le baptême du petit dernier.
Du haut de ses quatre-vingts ans, la Dame avait subi les rafales des mitrailleuses allemandes, résisté aux affaissements miniers, et voilà que monsieur le maire raconte à la radio que si ça ne tenait qu’à lui, il la raserait pour faire un terrain de football.
Le journaliste poursuit : « Cinq ans après avoir été achetée par la styliste Léonor Scherrer, fille du célèbre couturier Jean-Louis Scherrer, l’église fait son retour sur le marché. L’héritière voulait investir dans l’univers du deuil. Une ligne de vêtements pour les enterrements, et un studio d’enregistrement de musique funèbre, mais son projet n’a pas abouti. »


Figuette se gare, coupe la radio, laisse tourner le moteur. Attends-moi dans la voiture, dit-il à Zoé. Mais papa, on va être en retard à l’école ! Il s’approche de la Dame, la salue, puis gratte avec son ongle la peinture qui pèle. Un lambeau se décolle et révèle de la rouille. Sous les vitraux, des coulures rouges. On dirait qu’elle pleure du sang, répétait toujours Moïra. Figuette a envie de partager la nouvelle avec sa femme. Mais elle ne le prend plus au téléphone depuis des mois.
Il fait le tour de l’église, ne trouve aucune lucarne ni soupirail pour y entrer. Il se rabat sur un conteneur de poubelles, le traîne devant la porte principale. Il monte dessus, puis grimpe tant bien que mal sur le portique. Fébrile, il se penche sur le vitrail de la rosace. Et tandis qu’il contemple la grande nef déserte, l’allée centrale s’anime au gré de ses souvenirs, s’illumine de cent bougies et des yeux brillants des amis. Il revoit Moïra s’avancer vers l’autel, rayonnante dans sa robe blanche, et tout le film de cette journée héroïque.

Ce matin il a plu. Le soleil se décide à percer et les arbres s’égouttent. Dans l’air, une odeur d’herbe coupée et de bitume tiède. Mouche marche devant. De temps à autre, le rottweiler se retourne pour s’assurer de la présence de ses maîtres. Parfois, c’est lui qu’il faut attendre. Quand il trouve un chewing-gum incrusté dans le trottoir et qu’il s’acharne à l’en décoller.
Sur le chemin de la promenade, les Blocs noirs. Trois tours HLM, habillées de panneaux imitant des ardoises ; une ceinture de places de parking et de garages ; un square qui sent la pisse.
– C’est ici que t’habitais avec maman?
– Toi aussi. Tu t’en souviens pas, on a déménagé dans la nouvelle maison y a deux ans.
– C’était quelle fenêtre?
– Juste là, le studio 54. Au cinquième étage. Suis mon doigt et compte : un, deux, trois, quatre…
– Celui avec les fleurs rouges?
– Oui, le petit balcon avec les géraniums.
La porte vitrée est grande ouverte. Un rideau de mousseline flotte, aspiré par le vent: le voile de leurs folles soirées. Sa femme aimait s’y enrouler, lorsqu’elle dansait seins nus dans sa salopette. Comme la fée Clochette, elle était tellement petite qu’elle n’avait de place que pour un sentiment à la fois. Quand ils faisaient la fête, elle n’était que joie. Je suis une acrobate du Cirque du Soleil, avait dit Moïra, un soir. Il lui avait demandé de ne pas tirer sur le rideau, alors, avec son sourire canaille, elle s’y était pendue de tout son poids et la tringle avait cassé. Dans un même éclat de rire, ils étaient partis en cavalcade dans le studio, elle refusant de lâcher le rideau, traîne de mariée après laquelle Figuette n’a jamais cessé de courir.

Le cimetière est en fleurs. Zoé court d’une tombe à l’autre. Mouche lui colle aux basques.
– Tu parlais à qui? demande-t-elle.
– À la mère Carpini. Elle est venue porter des fleurs à son mari.
– C’était une madame?
– Ben oui, ça se voit pas?
– Je sais pas, dit-elle en levant les bras au ciel, les vieux, ils se ressemblent tous.
Zoé dépose un bouquet de fleurs de pissenlit sur la tombe de son arrière-grand-père.
– Tu crois que pépé Tatta s’amuse bien dans sa cabane?
Lorsque les anciens atteignent un certain âge, lui a raconté Figuette, ils se retirent dans une cabane, au cimetière. Après avoir trimé toute leur vie, ils n’ont plus qu’à jouer aux cartes et faire de longues siestes.
Le père Tattaglia a cassé sa pipe à l’automne. Comme il était le cinquième garçon de sa famille, on l’avait prénommé Quinto (le cinquième). À l’époque, on ne s’embarrassait pas avec les prénoms. Mais personne ne l’avait jamais appelé comme ça. Même pour sa femme, il était Tatta. Quand il ne se bagarrait pas avec les patrons, il trinquait, blaguait, jouait aux boules.
Tatta avait fait son entrée dans la légende locale en 1972, en compagnie de son copain Mario Poppini, dit Pop. Ce jour-là, ils faisaient leur tournée hebdomadaire pour vendre L’Humanité Dimanche. Brigitte Bardot, la mobylette Peugeot BB3 de Tatta, bégayait sous le poids des deux hommes. Il était bientôt midi et ils avaient écoulé presque tous leurs exemplaires. Un journal acheté, un Picon bière offert. Ils remontaient la rue Henri-Barbusse quand tout à coup ils étaient tombés sur une compagnie de CRS.
– DIO CANE ! Pop, les fascistes, ils remettent ça !
Brigitte Bardot avait chargé tout droit dans l’avant-garde républicaine. Les boucliers des CRS avaient valdingué comme dans une BD d’Astérix. Tatta envoyait des coups de casque en faisant des moulinets et Pop distribuait de grosses baffes communisantes.
– C’est nous ! Arrêtez les gars, c’est nous ! avait crié un des CRS en se protégeant le visage.
– Carlo? Mais qu’est-ce que tu fous avec les fascistes?!
– C’est pour de faux ! C’est pour le film !
L’équipe de cinéma n’en revenait pas. Le tournage avait été interrompu, le temps de laisser retomber l’hilarité générale. Pour tourner l’adaptation de Beau masque, une histoire d’usine et de lutte syndicale, la production était venue dans le nord de la Lorraine chercher un terreau ouvrier. Les volontaires pour la figuration avaient été nombreux. Tous étaient partants pour jouer les grévistes, mais aucun ne voulait porter le costume des CRS ; même pour de faux, ça leur faisait mal au cul.
À la mort de Tatta, la plus grande crainte de sa femme, c’était qu’il n’y ait pas assez de monde à l’enterrement. Elle n’est pas croyante la Nonna, mais elle avait voulu une cérémonie à l’église. Les gens sé déplacent pas zouste per lo founérarioum, il faut oune spectacle. Moïra n’avait pas assisté aux obsèques. Pas encore une fugue, juste une escapade, le temps que tout se tasse. Sa grand-mère ne lui en avait pas voulu, elle était trop sensible sa bambina. À son retour, elle lui avait préparé des gnocchi et la vie avait repris son cours.
– Papa, c’est quoi le grand truc en bas?
– Le supermarché?
– Non, le truc plein de trous.
– Le mur? C’est celui de l’ancienne usine, Aubrives.
– Le boulot de pépé Tatta?
– Non, Tatta, il bossait dans l’autre usine, Micheville.
– Il fabriquait quoi?
– Des grandes barres et d’autres trucs en fer, c’était un laminoir.
– Pour quoi faire?
– Je sais pas moi, ça servait à fabriquer plein de machins. Comme des rails pour les trains. Ou des ponts.
Des sapins bordent le cimetière. Entre leurs branches, en contrebas de la colline, on aperçoit l’ancien mur de soutènement de l’usine, long de plus d’un kilomètre et haut de vingt mètres, percé d’alvéoles en pierre de taille. Ces grottes voûtées lui donnent des airs de HLM troglodyte. Pour les jeunes, une ruine antique. Pour les anciens, c’était hier.
Villerupt, surnommée la Petite Italie, avait poussé de rien au début du siècle dernier, lors de l’eldorado du fer. Dans les années 1980, les hauts fourneaux étaient tombés comme des quilles, laissant la place à d’immenses friches. Sous la ville, le sol chancelle : le gruyère de galeries abandonnées qui relient les cités du bassin menace de s’effondrer. Les traces des mines et des aciéries sont toujours visibles à la surface. Ici des crassiers ; là des cratères ; et partout la terre est rouge de fer. Rouge, comme l’héritage communiste : les rues portent les noms de Lénine, Karl Marx ou encore de Iouri Gagarine. Au temps des mastodontes cracheurs de feu, même le ciel était rouge. La nuit, on pouvait le voir flamboyer par-delà les trois frontières. Un coucher de soleil qui n’en finissait pas d’embraser l’horizon. Les usines ne dormaient jamais, un boucan de tous les diables. Grondements, fracas, grincements de rails ; le silence était un délire de ferraille.
Jusqu’à la dernière fermeture, les aciéries battaient au cœur de la ville. Les ouvriers allaient travailler à pied, leur musette sous le bras. Quand la sonnerie les libérait, ils se dispersaient par grappes. La Petite Italie recensait une centaine de bistrots ; c’était leur récréation. Aujourd’hui, tout le monde travaille ailleurs et les bistrots se comptent sur les doigts d’une main. Les locaux parcourent des dizaines de kilomètres en voiture, passent les frontières belge ou luxembourgeoise et, le soir, rentrent directement chez eux.
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