Nous percevons tout à travers le filtre de nos désirs, nos regrets, nos espoirs et nos peurs.
Dans la vie, nous rencontrons certaines personnes qui, lorsqu'elles sortent de notre orbite, disparaissent pour de bon. Même si on les revoit, cela se solde par un rapide et banal "Tiens, comment ça va ?". Mais il y en a d'autres avec lesquelles on reprend la relation d'emblée là où on l'avait laissée. C'est extrêmement facile, comme si le temps intermédiaire était aboli.
J'étais radieuse. J'aimais un homme qui me rendait mon amour avec la même force. Qui m'aidait à choisir une robe pour une cérémonie de prix récompensant mes efforts, et le chemin parcourut. J'oubliais que tu voulais partir, que sous ce vernis d'allégresse, tu n'étais pas vraiment heureux. Parce que ce jour-là, tout semblait parfait.
Parfois, la vie semble avancer à tout petit train, avec une lenteur poussive, jour après jour, jusqu'à ce que survienne un événement qui vous force à vous arrêter et à prendre conscience qu'un temps considérable s'est écoulé sans que vous l'ayez vu passer. Une commémoration, un anniversaire, un jour férié.
Rester inachevée, c’est laisser toutes les portes ouvertes, peut-être pour éviter que mes pas ne soient par avance écrits. Le temps est une sorte de brume diffuse dans laquelle on baigne, on se laisse porter, pour finalement comprendre un jour, bien tard, que cette image romanesque et éculée du temps qui coule et nous emporte comme un fleuve est une image bien réelle, et que tout ce que nous avons fait avant n’était qu’une « énorme et plate singerie ». Le temps est une personne vorace, insatiable, qui sait les berceuses magiques pour nous endormir, un opium qui nous abrutit pour mieux nous couler, nous grignoter, nous dévorer silencieusement. Le temps est sournois. Il fait croire à son immobilité et dès que nous avons les yeux fermés, que nous sommes rassurés et assoupis, il prend la fuite, notre vie entre les mains. Étais-je prête à tenter n’importe « quelle aventure à la gomme » ? Est-ce que l’entrée dans l’existence devait se jouer sur un lancer de dés ? Est-ce que, quel que soit le chemin que je choisirais, mon destin me rattraperait ? Est-ce que me laisser porter par ce qui venait représentait un destin suffisant ? Et était-ce un élan suffisant pour toute une vie ? Ce fichu destin était l’avenir que me réservait ma mère, l’avenir qu’elle avait planifié pour moi : médecine, recherche, reconnaissance. En ce cas, autant s’arrêter là, ne plus avancer, m’asseoir au bord du chemin et regarder le reflet des jours défiler. Autant laisser ma vie inachevée.
Je ne sais pas pourquoi je t'ai rencontré ce jour-là, mais je sais qu'à cause de tout cela, tu as fait à jamais partie de mon histoire personnelle.
Maman dit qu’un animal c’est bien pour moi parce que je peux communiquer différemment avec lui. Avec Bubulle et Plouf, on ne communiquait pas beaucoup ensemble. Ils ne faisaient que des « plop » et je ne sais pas ce que ça veut dire, « plop », en langue de poisson rouge. Avec Minou, il y avait un peu plus de bruit parce que Minou miaulait, surtout quand il voulait qu’on lui donne à manger.
Il y a des moments qui changent la trajectoire d'une vie. Pour beaucoup d'entre nous, le 11 septembre a été l'un de ceux-là. Tout ce que j'aurais pu faire alors aurait été important, se serait gravé dans mon esprit, marqué au fer rouge sur mon coeur. Je ne sais pas pourquoi je t'ai rencontré ce jour-là, mais je sais qu'à cause de cela, tu fais à jamais partie de mon histoire personnelle.
Je n’ai pas l’âge d’Aragon quand il a écrit Le Roman inachevé ; je ne suis pas à l’âge de l’autobiographie. Les mots d’Aragon renvoient pour lui à des expériences qui me sont inconnues, notamment politiques ; mais c’est bien le propre du poète que de savoir s’adresser à tous comme à lui-même. J’ignore le sens exact de sa pensée comme il ignorait peut-être la portée que pourraient avoir ses vers sur une adolescente du xxie siècle. J’ai été la seule de la classe à aimer cette lecture, ce qui m’a valu d’être une fois de plus taxée par les autres élèves de fayote et de chieuse d’intello. J’ai aimé le titre du recueil d’Aragon, il m’a intriguée : Le Roman inachevé. Un recueil de poèmes intitulé roman, promesse romanesque ou bizarrerie littéraire ? Et surtout un livre qui annonçait d’emblée qu’il ne se terminait pas, un livre « inachevé ». Tant de choses dans ma vie me paraissaient inachevées. L’enfance qui n’en finissait plus de s’étirer, l’enfance et ses songes que je ne voulais finalement pas trop quitter.
Quand on n’est pas exactement comme le cadre l’impose, on est brutalement raboté ou sauvagement élagué. Et qui sait si, une fois adulte, Anatole ne pourrait pas devenir dangereux à force de subir des méchancetés ? Ou s’il n’allait pas sombrer dans une terrible dépression sans issue, une de ces dépressions qui vous transforment en véritable ombre de vous-même ? La meilleure des choses à faire était de le confier à des professionnels. Il devait forcément y avoir des gens qui savaient s’y prendre avec ce type d’enfants. Normalement, la société pourvoit à tout. Elle est sans pitié pour les déséquilibrés et les marginaux, mais elle forme aussi des gens pour s’occuper d’eux. Elle crée des prisons. Des hôpitaux psy. J’étais un peu gênée à l’idée de penser à Anatole de cette manière mais il fallait bien reconnaître que ça tournait bizarrement dans sa tête. Ou plutôt, pour ce passionné des cercles, ça tournait beaucoup trop.