Et voici que leurs voix murmurent. Elles chuchotent : "Combien de temps encore devrons-nous endurer ces gens d'Église, ces loups voraces déguisés en bergers, ces prêtres, qui font ribote et qui forniquent, et dont les actes souillent la face de l'Église ? Tandis que ces prélats repus ignorent leurs propres péchés, ils nous condamnent sans pitié. Voleurs dans leur propre maison, ils dépouillent l'Église de ses biens et dévorent tout ce qui tombe sous leurs griffes. Ils trahissent leur saint office ; ils nous exposent, nous, les princes de la terre, aux pires humiliations ; ils nous rendent la vie misérable. Le jour poindra où nous nous abattrons sur eux, avec des hurlements de loups féroces, car nous ne pourrons plus les tolérer, ces gens de robe qui nous gouvernent en brandissant sur nos têtes leurs richesses et leurs pouvoirs comme autant de gourdins. ( Hildegarde de Bingen)
Le moment était venu. Le comte s'agenouilla. Il tendit les mains vers Hildegarde, qui se précipita en se blottissant dans ses bras. L'enfant se sentit de nouveau en sécurité. Tout irait bien à présent : ils s'en retourneraient sans tarder à la maison. Mais le corps de son père se déroba. Hildegarde sentit la joue mouillée de larmes de sa mère se plaquer contre la sienne. Saisissant dans ses mains le visage de son enfant, Mathilde le couvrit de baisers. Elle s'arracha à elle en sanglotant pour rejoindre le comte et l'abbé. Ils sortirent rapidement et refermèrent aussitôt la porte derrière eux, laissant Hildegarde à l'intérieur.
Ce fut au tour des ouvriers, qui attendaient, outils en main. Sous le regard des parents, ils recouvrirent de mortier l'entrée de l'ermitage, jusqu'à faire disparaître le moindre indice de porte. L'isolement des deux recluses était à présent absolu.
Affolée, Hildegarde se mit à courir en tous sens. Elle se tourna vers Jutta, mais celle-ci, debout, bras croisés, s'efforçait de rester impavide, attitude démentie par la compassion de son regard. La servante poussait de profonds soupirs. Hildegarde se précipita dans toutes les pièces en hurlant les noms de ses parents, croyant qu'ils s'étaient cachés. Ne les trouvant pas, elle se mit à marteler la porte, puis, à bout de souffle, elle finit par se jeter sur la recluse et la rouer de coups.
" Laissez-moi sortir !", suppliait-elle d'une voix pathétique. Mère Jutta s'agenouilla près d'elle. Saisissant ses petits poings, elle les couvrit de baisers, tandis que la fillette se débattait dans ses bras.
Le lit..., songea Hildegarde avec une lassitude infinie. Mais mon lit est un champ de bataille sur lequel je combats chaque nuit pour éviter de sombrer.