Joan Ott

Mais non ! Elle avait des lubies, des passions. Chacune durait un temps, avant de laisser la place à une autre, qui elle-même serait remplacée par une autre, et ainsi de suite, pour enfin revenir à la première, boucle bouclée, cercle parfait. Infernal ? Non, non… une manie inoffensive, tout au plus. Markus avait décidé de bannir à tout jamais de son vocabulaire le mot obsession. Elle avait toujours été un peu bizarre. Même ses copines le disaient. Toutes, elles le disaient : Amandine ? Elle est un peu spéciale. Et elle en convenait volontiers, ça la faisait même sourire, parfois. Spéciale, étrange, originale, bizarre, elle l’avait toujours été. Pourquoi changerait-elle ?

Et puis, du jour au lendemain, il n’y en eut plus que pour Schubert. Au début, ça le rassura : il n’y avait pas que Mozart. Oui, mais l’opus 100, cent fois répété, et jour après jour, c’était tout de même un peu inquiétant, non ?

Mourir du mieux qu’on peut, mourir dignement, est un travail à plein temps. Tout comme vivre, d’ailleurs. J’ai vécu à temps plein, pendant près de soixante-dix ans, et maintenant je m’applique à mourir.
Je ne peux plus parler. Non, ce n’est pas vrai, je parle encore. On a du mal à me comprendre, mais en faisant un effort… Ils n’ont qu’à le faire, cet effort. Après tout, des efforts, moi aussi, j’en ai fait. Je n’ai fait que ça, toute ma vie. Et c’est ce que je fais encore. Oui. Même encore aujourd’hui. Surtout aujourd’hui.
Je ne peux plus bouger. Non, ce n’est pas vrai non plus. J’ouvre les yeux encore. Même si je ne vois plus, mes yeux bougent encore. Et je souris. Pas souvent, pas longtemps, mais je souris. Je peux faire cela encore. (…) Les infirmières disent que je suis belle. Tous mes amis disent que je suis belle. Resplendissante, même. C’est ce qu’ils disent, tous, tous ceux qui viennent me voir, tous ceux que j’aime et qui sont là, près de moi, pour me voir mourir. Et c’est exactement ce que je voulais : rester belle. Jusqu’au bout. (…) Avec mon reste de bronzage de l’été dernier, j’ai l’air de respirer la santé. C’est exactement ce que je voulais. Je m’étais juré de rester belle, même morte. Je crois que c’est gagné. Un cadavre, oui, mais exquis. Et avec un peu de chance, ce sera le premier jour du printemps.

C'est long, c'est incroyable comme c'est long. Surtout ces derniers temps. Avant, encore, le temps passait, au moins un peu, mais maintenant... Il ne s'est pas arrêté, pourtant, non, je sais bien qu'il ne s'est pas arrêté : je me lève le matin, le soir je me couche, mais entre les deux, rien. Enfin si... entre les deux, il y a les repas. Trois, je crois bien. Et puis la toilette. Mais c'est bien tout. Pas de quoi remplir une journée.
Avant, je pliais des choses. Je pliais pendant des heures, ça m'occupait bien. Mais maintenant... Peut-être qu'il n'y a plus rien à plier... Oui, ça doit être pour ça...
Avant, ma soeur venait me voir. Elle venait avec Mock. Mock, c'est le chien de Monique, et Monique, c'est ma soeur. Ou bien ? Non, non, Monique, c'est ma soeur. Oh comme je l'aime... mon Mock, petite boule toute blanche qui vous lèche le visage, et cette façon qu'il a de sourire tout le temps.
Mais maintenant, personne ne vient plus jamais. Enfin si... une vieille passe parfois. Et elle dit qu'elle est ma soeur... Je sais bien que ce n'est pas vrai, ma soeur est jeune et jolie, rien à voir avec cette vieille chose fripée et pas du tout belle à voir qui vient maintenant...

– C’est absurde Colombe. Ils ont dû se tromper. Les médecins ne se déplacent jamais. À moins que…
– À moins que ?
– Mais qu’est-ce qui t’a pris de l’appeler hein ! C’est cette histoire de Pauvre-Afrique n’est-ce pas ? Dis-moi la vérité Colombe : Tu l’as appelé pour ça !
– Oui je l’ai appelé pour ça. Les prisonniers politiques leurs organes prélevés… Oh ! c’est dégoûtant écoeurant abject… Mais j’ai eu beau réfléchir retourner la chose dans tous les sens je n’ai trouvé aucune autre solution.
– Tu vois le résultat.
– Quel résultat ?
– Oh ! Ça te va bien de faire l’innocente ! Ton cher Professeur Mortimer est en D.P. maintenant.
– Les D.P. n’existent pas voyons…
– Ne fais pas l’idiote Colombe. Pas avec moi.

S’il avait pu choisir, il serait devenu le roi de la phonétique. Pourquoi la phonétique, il n’en sait rien, il sait seulement que ça lui plairait. Mais il est trop tard. Il sera avocat. Il plaidera, lui qui n’a jamais réussi à prendre la parole en public. Il plaidera, puisque Maman l’a décidé. Il n’a plus qu’à se résigner. Il ne sera roi de rien du tout, jamais. Ou alors si, tout de même, mais un tout petit : dans sa Dauphine, il est seul maître à bord. Quand son avenir l’angoisse, il s’installe au volant et parcourt des kilomètres sans rien voir : il s’invente d’étranges chansons de geste où labiales et palatales, montées sur des chuintantes et des diphtongues s’affrontent en de mortels tournois.

Elles m'agacent, elles m'agacent à un point !