Il planait seul, très haut. Ses ailes immobiles, leurs grandes rémiges lancéolées à peine retroussées, décrivant des orbes réguliers dans un courant ascendant qui l'emportait lentement vers le soleil.
A l'ouest de Trévans, il dominait ainsi son canton, territoire inviolable au centre duquel, une vingtaine d'années en arrière, il avait martelé son aire.
Loin au dessous de lui grouillait une faune besogneuse.
Il s'en rapprocherait un peu plus tard pour prélever sa dîme... Cueillir une proie avant de rejoindre sa compagne et leur aiglon. Il prenait son temps. Comme si, au fil de cette flânerie dans l'azur cobalt de l'automne alpin, la contemplation de son immense royaume lui procurait une sensation d'euphorie, la certitude de son infinie puissance, de son invulnérabilité.
Ici, dans les montagnes, tout le monde a toujours peur de quelqu'un. Les perdrix blanches et les bartavelles ont peur des martres des sapins, qui a peur du renard, qui a peur de l'homme. Curieusement ce dernier n'occupe pas le sommet de la hiérarchie. Car un seul fait peu à tous - même aux hommes - et n'a peur de rien.
C'est l'aigle royal.
Comme d'habitude, les vieux paysans censés être le mémoire du village, mais qui ont des rhumatismes jusque dans les souvenirs , prétendirent qu'ils n'avaient jamais rien vu de tel.
( p 59)
La prose de Jacky Levasseur avait arraché un sourire désabusé au capitaine Sardin. Tout de même, ces journalistes, avait-il pensé, il leur suffit d'un œuf pour faire trois omelettes...