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Citation de enkidu_


Il convient d'insister sur l'extravagance de ce fait indéniable : la science expérimentale a progressé en grande partie grâce au travail d'hommes fabuleusement médiocres, et même plus que médiocres. C'est-à-dire que la science moderne, racine et symbole de la civilisation actuelle, accueille en elle l'homme intellectuellement moyen et lui permet d'opérer avec succès.

On en trouvera la raison dans ce qui est à la fois le plus grand avantage et le danger plus grand encore de la science nouvelle, et de toute la civilisation qu'elle dirige et représente : le mécanisme. Une grande partie de ce que l'on doit faire en physique ou en biologie est une besogne mécanique de la pensée, qui peut être exécutée par n'importe qui, ou peu s'en faut. Pour d'innombrables investigations, il est possible de partager la science en petits segments, de s'enfermer dans l'un d'eux et de se désintéresser des autres. La fermeté et l'exactitude des méthodes permettent cette désarticulation transitoire et pratique du savoir. On travaille avec l'une de ces méthodes comme avec une machine, et il n'est pas même nécessaire pour obtenir d'abondants résultats de posséder des idées rigoureuses sur leur sens et leur fondement. Ainsi, la plus grande partie des scientifiques contribuent au progrès général de la science, bien qu'enfermés dans la cellule de leur laboratoire, comme l'abeille dans celle de son rayon, ou comme le basset tourne-broche dans sa cage.
(...)
Voici donc un exemplaire bien défini de cet étrange type d'homme nouveau que j'ai essayé de peindre sous tous ses aspects. J'ai dit que c'était une configuration humaine sans égale dans toute l'histoire. Le spécialiste nous sert à concrétiser énergiquement l'espèce tout entière et à nous montrer le radicalisme de sa nouveauté. Car autrefois les hommes pouvaient se partager, simplement, en savants et en ignorants, en plus ou moins savants, en plus ou moins ignorants. Mais le spécialiste ne peut entrer en aucune de ces deux catégories. Ce n'est pas un savant, car il ignore complètement tout ce qui n'entre pas dans sa spécialité ; mais il n'est pas non plus un ignorant, car c'est un « homme de science » qui connait très bien sa petite portion d'univers.

Nous dirons donc que c'est un savant-ignorant, chose extrêmement grave, puisque cela signifie que c'est un monsieur qui se comportera dans toutes les questions qu'il ignore, non comme un ignorant, mais avec toute la pédanterie de quelqu'un qui, dans son domaine spécial, est un savant. C'est ainsi que se comporte, en effet, le spécialiste. En politique, en art, dans les usages sociaux, dans les autres sciences, il adoptera des attitudes de primitif, de véritable ignorant, mais il les adoptera avec énergie et suffisance, sans admettre – voilà bien le paradoxe – que ces domaines-là puissent avoir eux aussi leurs spécialistes. (pp. 186-188)
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