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Louis Parrot (Traducteur)
EAN : 9782251390512
324 pages
Les Belles Lettres (29/10/2010)
4.33/5   23 notes
Résumé :

Paru en 1937 dans sa traduction française, soit sept ans après sa publication en Espagne (1930) sous le titre La rebellion de las masos, La révolte des masses demeure un opus majeur de la littérature intellectuelle mondiale. Et son auteur, le philosophe José Ortega y Gasset (1883-1955), professeur de métaphysique à l'université de Madrid de 1910 à 1936 et fondateur de l'influente " Revista de Occidente ", est c... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (4) Ajouter une critique
Ortega y Gasset, c'est un espagnol qui s'est beaucoup abreuvé aux idées de la philosophie allemande. Lorsqu'il parle de l'Europe, d'ailleurs, il pense essentiellement à la trinité Allemagne-France-Angleterre (« Par Europe, on entend, avant tout et surtout, la trinité France, Angleterre, Allemagne »). Lorsque les européistes actuels nous citent donc l'Ortega comme porte-parole assurant la légitimité de leurs opinions, ils omettent sciemment de mentionner cette légère distinction entre une Europe centrale entre nations partageant une culture et une histoire presque fusionnelles et notre Europe actuelle, avec sa myriade d'états inconnus les uns aux autres, que l'on soupçonne en outre d'être fortement soumise aux injonctions des Etats-Unis d'Amérique.


Bon, et c'est quoi le rapport avec cette révolte des masses ? Ah oui. La révolte des masses, c'est le cercle vicieux de la dégénérescence dans la civilisation moderne (d'ailleurs, c'est'y pas diablement grave de nous qualifier de « modernes », comme si nous étions les représentants achevés d'une époque ? « contemporain » passerait encore, aux oreilles de notre cher Ortega, mais « moderne », c'est la pulsion de mort qui traverse nos bouches de chair fanée).


Le début de cette période commence au milieu du 18e siècle, avec la France qui se pâme de sa tradition révolutionnaire. Pour Ortega, la révolution a « surtout servi à faire vivre la France […] sous des formes politiques plus autoritaires et plus contre-révolutionnaires qu'en presque aucun autre pays » en permettant à la bourgeoisie d'accéder au pouvoir par le biais d'un Etat d'autant plus écrasant qu'il se sait pas-vraiment-légitime. « Les démagogues ont été les grands étrangleurs des civilisations ». La mascarade du suffrage universel s'est mise en place : « dans le suffrage universel, ce ne sont pas les masses qui décident ; leur rôle consiste à adhérer à la décision de l'une ou de l'autre minorité. […] le pouvoir public se trouve aux mains d'un représentant des masses. Celles-ci sont si puissantes qu'elles ont anéanti toute opposition possible. Elles sont maîtresses du pouvoir public d'une manière si incontestée, si absolue, qu'il serait difficile de trouver dans l'histoire des modes de gouvernement aussi puissants qu'elles ».


Avec l'avènement de l'Etat, l'homme-masse s'est imposé et, exponentiellement depuis, il a fait appliquer ses droits qui sont ceux de la médiocrité. Rappelons que « médiocrité » ne veut pas dire nullité mais se rattache à la racine étymologique du mot « moyen ». Est moyen, donc, ce qui vivote sans ambition autre que celle de satisfaire ses pulsions basiques, ce qui pense sans extension, ce qui utilise les outils préexistants sans chercher à les comprendre et sans s'émerveiller de leur présence. L'homme-masse est un enfant gâté qui ne le sait pas. Ce que ses aïeux ont travaillé à élaborer l'entoure depuis sa naissance. L'homme-masse est un homme qui, n'ayant pas cherché la civilisation, considère que celle-ci représente la nature, comme la pierre et le bois pour l'homme préhistorique. « L'homme échoue parce qu'il ne peut rester au niveau du progrès de sa propre civilisation ». Il prend, il utilise, il gâche tout. Son potentiel est grand, mais il ne sait pas quoi en faire.


«La caractéristique du moment, c'est que l'âme médiocre, se sachant médiocre, a la hardiesse d'affirmer les droits de la médiocrité et les impose partout.»


La thèse de cet essai est la suivante : les nations occidentales souffrent d'une grave démoralisation qui se manifeste par la révolte de l'homme-masse pour accéder au pouvoir. Cette démoralisation trouve une de ses raisons dans le déplacement du pouvoir que notre continent exerçait autrefois sur le reste du monde et sur lui-même. La dispersion de la souveraineté historique traduirait une faiblesse des principaux états européens du siècle passé. Ortega propose alors de former des Etats-Unis d'Europe qui résulteraient de la synergie de l'Angleterre, de la France et de l'Allemagne, principalement, pour retrouver ce pouvoir historique qui semble s'être dispersé depuis l'avènement des Etats-Unis d'Amérique et de l'U.R.S.S.


Dans son épilogue de 1938, Ortega se rend bien compte que cette alliance n'aura pas de grand intérêt si elle n'a pas conscience de son âme. Il constate que « l'Europe est aujourd'hui désocialisée ou bien, ce qui revient au même, il lui manque des principes de convivance qui soient en vigueur et auxquels il serait possible de recourir ». L'Europe ne doit pas être l'inter-nation mais la super-nation. On ne voit pas comment cela pourrait se produire puisque, si les nations sont dominées par l'homme-masse, alors la super-nation ne pourra être autre chose que la réunion de la crème de la crème de l'homme-masse -qui reste une bouse quand même. de plus, le droit ne peut régir les rapports entre les êtres vivants qu'à la seule condition qu'ils vivent préalablement en société effective. Ortega prend un exemple qu'il connaît bien, celui de l'Espagne : « L'Espagne et les peuples du centre et du sud de l'Amérique ont un passé commun, une race commune, un langage commun. Cependant, l'Espagne ne forme pas avec eux une nation. Pourquoi ? Parce qu'il leur manque une chose, une seule mais essentielle : l'avenir commun ».


Nous avons brûlé les étapes. Ortega évoque bien la possibilité d'une Europe « des nations isolées » ou d'une Europe « orientale, dissociée jusque dans ses racines de l'Europe occidentale », mais il ne l'évoque qu'en ultime achèvement, à la condition que la santé des nations soit excellente. Conclusion : il ne faut pas mettre la charrue avec les boeufs.


Ortega espérait que l'Europe serait l'avènement de l'homme d'élite, c'est-à-dire « celui qui est plus exigeant pour lui que pour les autres, même lorsqu'il ne parvient pas à réaliser en lui ses aspirations supérieures ». On peut se méprendre sur la nature de cet homme d'élite. N'y voyez aucune allusion à la hiérarchie des classes sociales. L'homme d'élite, comme l'homme-masse, peut se retrouver à n'importe quel étage de la hiérarchie sociale. Ortega postule moins la réalité d'une hiérarchie des classes qu'une hiérarchie des valeurs fondée sur l'inégalité psychologique et intellectuelle de ceux qui la composent. L'homme d'élite, ce n'est donc pas le type qui bénéficie de privilèges, c'est celui qui est capable de porter des valeurs morales profitables au reste du genre humain, c'est celui qui est capable d'une plus grande abnégation pour réaliser le principe spirituel qui devrait être celui d'un Etat réellement vitalisé. A l'inverse de la démagogie, qui affirme l'égalité naturelle entre tous les hommes, Ortega affirme qu'une société vraiment démocratique doit prendre en compte les différences individuelles. L'égalité politique ne doit donc pas s'accompagner d'égalité dans le reste de la vie sociale. L'arrivée de l'homme-masse au pouvoir a donc été permise par l'oubli de cette inégalité fondamentale entre les individus, par la revendication des droits de la médiocratie, et par la démission des élites. A chacun de juger de la situation actuelle à l'aune de ses propres exigences de qualité.


En conclusion, Ortega observait que la vie actuelle est le fruit d'un interrègne, d'un vide entre deux organisations du commandement historique, et c'est la raison pour laquelle il réclamait l'avènement d'une Europe supranationale qui abolirait le totalitarisme de l'homme-masse. Les défauts qu'il soulevait dans l'organisation de l'Etat se sont toutefois propagés à l'organisation de l'Europe et il y a fort à parier qu'Ortega ne s'y reconnaîtrait pas aujourd'hui.
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L'histoire en est à ce point où l'Europe a deux problèmes à résoudre : celui de l'homme-masse et celui de son trop de succès. le XIXème siècle en augmentant significativement la diffusion des connaissances et la production industrielle dans le monde a certes permis au monde de s'élever d'un niveau, mais il a aussi produit l'homme-masse. Sa principale caractéristique, abreuvé qu'il est de civilisation, est de croire que l'égalitarisme est l'équivalence d'idée entre les individus, sans soupçonner que l'investissement intellectuel module en réalité la valeur de ces idées entre elles. de fait, l'homme-masse prend ce qu'il est et ce qu'il pense intuitivement très exactement pour équivalents à la pensée et à l'action de n'importe qui et, en retour, tout ce qui se trouve sur son chemin pour des productions (intellectuelles ou manufacturières) sans plus de valeur que les efforts qu'il met lui-même à produire sa pensée - c'est-à-dire aucune. de là sa "balourdise" qui fait qu'il impose sa vulgarité simpliste au monde et qu'il prend la civilisation où il vit pour un acquis qui lui est dû. le problème de l'homme-masse, c'est qu'il est incapable de gouverner le monde et que son mode d'action est la brutalité. Il faut donc l'empêcher de prendre le pouvoir et, au plus vite, "reprendre le commandement". L'autre problème, c'est que l'Europe a européanisé le monde. Ortega y Gasset relève que ce que l'on tient pour une caractéristique essentielle de l'Amérique, son pragmatisme et sa technique, sont justement nés en Europe au XVIIIème siècle, c'est-à-dire au moment de la naissance des Etats-Unis. le problème ne vient donc pas de là. C'est qu'en s'étant internationalisée, les têtes de pont de l'Europe que sont l'Allemagne, l'Angleterre et la France, se sentent à l'étroit dans leurs frontières respectives, et cela provoque leur démoralisation. Bref, la solution, la seule, ouvrir les fenêtres, donner de l'air, en un mot, créer l'Europe, c'est-à-dire l'ultra-nation.
Plus que la thèse, c'est l'écriture, très imagée, dynamique et vivifiante que j'ai trouvée enthousiasmante. Il faut aussi noter que le texte est écrit en 1930 et qu'il a surtout vocation à évoquer le franquisme, le fascisme et peut-être Ortega le voit-il déjà, le nazisme. Pourtant, puisque la thèse est somme tout relativement sobre et s'élève au-dessus des horreurs qui lui sont contemporaines, elle s'applique assez bien à notre monde actuel et incite à réfléchir sur notre avenir en tant qu'ensemble de population et sur le rapport que nous pouvons entretenir avec tous ces objets qui nous entourent et autres médias innombrables, dont l'utilisation et la consultation frénétique nous assimilent certainement, au moins par instants, à cet "homme-masse"...
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L'austère professeur Ortéga y Gasset, titulaire de la chaire de métaphysique à l'université de Madrid, a la plume alerte et le style incisif. Il aime le paradoxe et les vues cavalières sur l'histoire. Il parle clair et n'entraine jamais son lecteur dans les méandres de l'hermétisme. Sans doute à cause de l'origine du texte, paru en "feuilleton" dans le quotidien madrilène El Sol, entre 1926 et 1929, à destination du grand public. Mais au fil des pages, les renvois sont nombreux à ses autres oeuvres (L'Espagne invertébrée 1921; La déshumanisation de l'art ; Méditations sur Don Quichotte 1916 ; L'origine sportive de l'État 1921) à ses chroniques d'El Espesctador). le livre "La révolte des masses" occupe bien une place centrale dans la pensée de notre auteur.
L'idée centrale, en ces temps menaçants de l'entre deux-guerres, est la constatation de l'avènement des masses, ou plus précisément de l'homme-masse. « La foule est devenue visible… elle est devenue le personnage principal. Les protagonistes ont disparu, il y a plus maintenant que le choeur » (p. 85).
En même temps les conditions de la vie de chacun ont été transformées par les techniques :
« La vie de chacun devenu rapidement la vie universelle ; c'est-à-dire que la vie de l'homme de type moyen contient celle de toute la planète… cette proximité du lointain, cette présence de l'absent a élargi, dans une proportion fabuleuse l'horizon de chaque vie. » (p. 108)
Mais celui qu'Ortegat y Gasset désigne comme l'homme masse a abandonné les exigences de son prédécesseur: l'effort, la rigueur, la réflexion, l'exigence. Toutes qualités "aristocratiques" ou élitistes, mais qui se retrouvent indifféremment dans toute classe de la société, sans être le monopole d'aucune et surtout pas de la noblesse héréditaire, car ces qualités sont des "acquis". "Pour moi noblesse est synonyme d'une vie vouée à l'effort" , écrit-il (p.139).
"L'homme masse est l'homme dont la vie est sans projet et s'en va à la dérive" (page 121)
" Il porte en lui en pure puissance le plus grand bien et le plus grand mal » (page 125)

La pensée de droite, qui a revendiqué l'héritage de notre auteur, fait fausse route.Ortega y Gasset s'inscrit plutôt dans la lignée d'un Tocqueville : les aspects conservateurs de ses nostalgies cèdent le pas à la lucidité de ses analyses prospectives, lorsqu'il évoque "bolchevisme et fascisme, les deux essais nouveaux de politique que tente l'Europe". Il y voit "le mouvement typique d'hommes masse, dirigés… par des hommes médiocres, intempestifs, sans grande mémoire. L'un et l'autre sont de fausses aurores... qui "n'apportent pas le matin de demain" ( p.168)
On trouve dans cet ouvrage une pénétrante analyse de l'apparition de l'État, de ses interventions dans la vie, dans l'économie (p. 193 et suiv.) mais aussi de son essence :
L'urbs, la polis, commence par être un creux : le forum, l'agora et tout le reste est un prétexte pour protéger ce vide, pour délimiter son contour. La polis n'est pas tout d'abord un ensemble de maisons habitables mais un lieu destiné à l'unité civile… pour discuter sur la chose publique (p. 226)
Ce livre est daté des crises de l'entre deux guerre et de la Guerre d'Espagne, qui est la déchirure de l'auteur. Mais sa pensée garde un étrange actualité. Sa description du rejet des élites par les "hommes masses", du discrédit de l'homme cultivé, de la montée de l'irrationalisme évoque les formes modernes du populisme (Trump, Berlusconi, pour se limiter aux exemples étrangers !).
Puissent ses réflexions sur l'Europe, si mal en point aujourd'hui, être aussi prophétiques : " L'Europe ne sera pas l'inter-nation ... . l'Europe sera l'ultra-nation... Les nations européennes atteignent aujourd'hui leurs propres limites, et le choc suivant sera la nouvelle intégration de l'Europe.... Ce n'est qu'en passant par une étape de nationalismes exacerbés que l'on peut atteindre l'unité pleine et concrète l'Europe ».
Lien : http://diacritiques.blogspot..
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Une critique originale de l'époque moderne: les masses d'aujourd'hui se comportent au sein des sociétés de haute culture comme dans la nature, comme si celles-ci étaient naturelles. La vision d'un libéral aristocrate un peu unique en son genre.
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critiques presse (1)
"Etre de gauche ou être de droite, c’est choisir une des innombrables manières qui s’offrent à l’homme d’être un imbécile ; toutes deux, en effet, sont des formes d’hémiplégie morale." Extrait du prologue de la première édition française, en 1937, de son célèbre ouvrage la Révolte des masses
Lire la critique sur le site : LeSpectacleduMonde
Citations et extraits (105) Voir plus Ajouter une citation
La vie humaine, de par sa nature même, doit être vouée à
quelque chose, à une entreprise glorieuse ou humble, à un
destin illustre ou obscur. Il s’agit là d’une condition étrange,
mais inexorable, inscrite dans notre existence. D’une part,
vivre est une chose que chacun fait pour soi et par soi. D’un
autre côté, si cette vie qui est mienne, qui n’importe qu’à moi
seulement, je ne la dévoue pas à quelque chose, elle cheminera
disjointe, sans tension, sans « forme ». Nous assistons, en ces
dernières années, au gigantesque spectacle d’innombrables
vies humaines, qui marchent perdues dans leur propre
labyrinthe, sans avoir rien à quoi réellement se vouer. Tous les
impératifs, tous les ordres sont restés en suspens. Il semble
que la situation aurait dû être idéale, puisque chaque vie
obtient ainsi la plus grande latitude pour ce que bon lui semble.
De même pour chaque peuple, puisque l’Europe a relâché sa
pression sur le monde. Mais le résultat a été contraire à ce que
l’on pouvait en attendre. Livrée à elle-même, chaque vie reste
seule, en présence d’elle-même, vide, sans rien à faire. Mais il
faut bien faire quelque chose ; alors la vie « se feint »
frivolement elle-même, s’emploie à de fausses occupations,
que rien de vraiment intime et sincère ne lui impose.

Aujourd’hui, c’est une chose ; demain, une autre, opposée à la
première. Elle est perdue lorsqu’elle se trouve seule avec elle-
même. L’égoïsme est un labyrinthe.

On le comprend. Vivre, c’est se diriger vers quelque chose,
c’est cheminer vers un but. Le but n’est pas mon chemin, n’est
pas ma vie. C’est quelque chose à quoi je la dévoue, et qui, par
cela même, est hors d’elle, au delà d’elle.


p. 217
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Il convient d'insister sur l'extravagance de ce fait indéniable : la science expérimentale a progressé en grande partie grâce au travail d'hommes fabuleusement médiocres, et même plus que médiocres. C'est-à-dire que la science moderne, racine et symbole de la civilisation actuelle, accueille en elle l'homme intellectuellement moyen et lui permet d'opérer avec succès.

On en trouvera la raison dans ce qui est à la fois le plus grand avantage et le danger plus grand encore de la science nouvelle, et de toute la civilisation qu'elle dirige et représente : le mécanisme. Une grande partie de ce que l'on doit faire en physique ou en biologie est une besogne mécanique de la pensée, qui peut être exécutée par n'importe qui, ou peu s'en faut. Pour d'innombrables investigations, il est possible de partager la science en petits segments, de s'enfermer dans l'un d'eux et de se désintéresser des autres. La fermeté et l'exactitude des méthodes permettent cette désarticulation transitoire et pratique du savoir. On travaille avec l'une de ces méthodes comme avec une machine, et il n'est pas même nécessaire pour obtenir d'abondants résultats de posséder des idées rigoureuses sur leur sens et leur fondement. Ainsi, la plus grande partie des scientifiques contribuent au progrès général de la science, bien qu'enfermés dans la cellule de leur laboratoire, comme l'abeille dans celle de son rayon, ou comme le basset tourne-broche dans sa cage.
(...)
Voici donc un exemplaire bien défini de cet étrange type d'homme nouveau que j'ai essayé de peindre sous tous ses aspects. J'ai dit que c'était une configuration humaine sans égale dans toute l'histoire. Le spécialiste nous sert à concrétiser énergiquement l'espèce tout entière et à nous montrer le radicalisme de sa nouveauté. Car autrefois les hommes pouvaient se partager, simplement, en savants et en ignorants, en plus ou moins savants, en plus ou moins ignorants. Mais le spécialiste ne peut entrer en aucune de ces deux catégories. Ce n'est pas un savant, car il ignore complètement tout ce qui n'entre pas dans sa spécialité ; mais il n'est pas non plus un ignorant, car c'est un « homme de science » qui connait très bien sa petite portion d'univers.

Nous dirons donc que c'est un savant-ignorant, chose extrêmement grave, puisque cela signifie que c'est un monsieur qui se comportera dans toutes les questions qu'il ignore, non comme un ignorant, mais avec toute la pédanterie de quelqu'un qui, dans son domaine spécial, est un savant. C'est ainsi que se comporte, en effet, le spécialiste. En politique, en art, dans les usages sociaux, dans les autres sciences, il adoptera des attitudes de primitif, de véritable ignorant, mais il les adoptera avec énergie et suffisance, sans admettre – voilà bien le paradoxe – que ces domaines-là puissent avoir eux aussi leurs spécialistes. (pp. 186-188)
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Le second trait qui nous atterre dans le latin vulgaire, c’est justement son homogénéité. Les linguistes qui, après les aviateurs, sont les moins pusillanimes des hommes, ne semblent pas s’être particulièrement émus du fait que l’on ait parlé la même langue dans des pays aussi différents que Carthage et la Gaule, Tingis et la Dalmatie, Hispalis et la Roumanie. Mais moi qui suis peureux et tremble quand je vois le vent violenter quelques roseaux, je ne puis, devant ce fait, réprimer un tressaillement de tout le corps. Il me paraît tout simplement atroce.
[…] Et c’est ainsi que le latin vulgaire conservé dans nos archives témoigne, en une pétrification effrayante, que jadis l’histoire agonisa sous l’empire homogène de la vulgarité parce que la féconde « variété des situations » avait cessé d’être.
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Sous le masque d’un généreux futurisme, l’amateur de progrès ne se préoccupe pas du futur; convaincu de ce qu’il n’offrira ni surprises, ni secrets, nulle péripétie, aucune innovation essentielle; assuré que le monde ira tout droit, sans dévier ni rétrograder, il détourne son inquiétude du futur et s’installe dans un présent définitif. On ne s’étonnera pas de ce que le monde paraisse aujourd’hui vide de projets, d’anticipations et d’idéals. Personne n’est préoccupé de les préparer. La désertion des minorités dirigeantes se trouve toujours au revers de la révolte des masses.
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Il est de moins en moins possible de mener une politique saine sans une large anticipation historique, sans prophétie. Les catastrophes actuelles parviendront peut-être à rouvrir les yeux des politiques sur le fait évident que certains hommes, de par les sujets auxquels ils consacrent presque tout leur temps, ou grâce à leurs âmes aussi sensibles que des sismographes ultra-perfectionnés, sont visités avant les autres par les signes du futur
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Video de José Ortega y Gasset (1) Voir plusAjouter une vidéo
Vidéo de José Ortega y Gasset
José Ortega y Gasset (1883-1955), un spectateur dans l'Europe : Une vie, une œuvre (1984 / France Culture). Diffusion sur France Culture le 15 novembre 1984. Photo : José Ortega y Gasset dans les années 1920. Par Jacques Munier. Réalisation de Jean-Claude Loiseau. Avec madame Soledad Ortega Spottorno, le docteur Miguel Ortega Spottorno, Julían Marías Aguilera, Alain Guy, Ana Lucas, Celia Amoros, Jacobo Muñoz et Cristina de Peretti. Les textes de José Ortega y Gasset sont lus par Philippe Moreau. Avec la voix de Muriel Petit. À la fois professeur, essayiste, journaliste et conférencier, auteur d'une œuvre considérable, Ortega y Gasset fut considéré en son temps comme l'un des chefs de file de l'intelligentsia de son pays. Ce philosophe est l'inventeur d'un système de pensée original, profondément cohérent quoique disséminé dans une multitude d'écrits trouvant leur unité, du point de vue formel, dans un style élégant et brillant, semé de métaphores, qui cherche d'abord à séduire son lecteur pour mieux le convaincre et pour mieux l'instruire. Retour, en compagnie de ceux qui l'ont côtoyé de près, sur le parcours de cet être singulier qui aura marqué l'histoire intellectuelle espagnole et européenne au XXe siècle.
Source : France Culture
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