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Citation de fontaine


– Voyez donc, dit Mme Desgrès des Sablons, pointant vers la pièce d’eau le bout de son ombrelle, voyez remuer ces eaux qu’on croirait immobiles.
De faibles rides rondes naissaient continuellement et s’élargissaient autour de points qui pustulaient sur le glacis bronzé. La peau du petit lac recevait en mille endroits des piqûres de moustiques et les véhiculait jusqu’à ses rives sur des
vaguelettes circulaires.
Anne glissant la main sous le bras de sa tante jouait avec la partie retroussée et festonnée de son gant.
– Ce sont, dit Mme Desgrès des Sablons, des moucherons qui frôlent les eaux.
– Isolément, dit Anne, leurs trajets ne sont pas gracieux. Mais ce foisonnement de lignes brisées n’est pas sans vie ardente, ni sans beauté.
Augustin dit en souriant qu’en effet ce n’était pas la vraie grâce, selon M. Bergson. Puis il se haït de ce pédantisme. Les «sujets divers» donnaient mal...! Nouvelle détresse! Vrai- ment, il était bien moins maître de lui, et dans un trouble plus grand qu’au temps du déjeuner.
Mais Mme Desgrès des Sablons eut la bonté de demander dans cette même langueur estivale, ce qu’était cette vraie grâce, que M. Bergson semblait connaître si particulièrement.
– Elle est faite de lignes courbes, dont le changement de di- rection incessant, fondu et sans heurt exprime sympathie, accueil, effort des hommes et des choses vers nous.
(Autant continuer maintenant, puisqu’il est commencé, ce ridicule développement professoral !)
– Vraiment, dit Mme Desgrès des Sablons, souriant aux pro- fonds entrelacs aériens, est-ce que vous saviez cela, petite Anne ?
– C’est ce qui explique, continuait Augustin, le pathétique de certaines danses...
– Est-ce que vous dansez, Monsieur ?
– Je n’ai, Madame, que des opinions de spectateur. Les évolutions de danseuses, leurs penchements d’épaules, de tête, de corps, de bras arrondis vers vous, vous présentent une offrande d’elles-mêmes qui est l’extrême grâce. Vos désirs, vos rêves, ceux mêmes que vous ne vous êtes pas dits, prennent corps devant vos yeux sans que vous puissiez comprendre par quel sortilège la danse a pu en prendre conscience avant vous, les capter et vous les offrir.
– Oh ! vous rappelez-vous, Anne, la petite fille qui danse dans le tableau de Romney ? La petite fille isolée à la partie droite du tableau de Romney ?
– Children of Earl Gower, dit Anne avec cette perfection spontanée de phonétique anglaise qui suppose des nurses longuement persistantes et sachant leur métier. Et comme ces souvenirs lui plaisaient, elle leur sourit à travers le temps.
– La danse, dit Augustin, s’enfuit le moment d’après, emportant ses offrandes. Elles n’étaient pas pour nous. Elles n’étaient pour personne en particulier. Mais notre sensibilité ne pouvait les lire sur le dessin des lignes sans croire aussi qu’elles lui étaient destinées : condition sine qua non de la lecture. L’œil qui voit l’Univers s’en croit aussi le centre... C’est le pathétique de la danse, que cette offrande et ce refus mêlés.
... (Rage de ces pédantismes ! Rage désespérée ! Il a pour- tant mis çà et là des points de suspension pour n’avoir pas l’air plus qu’il ne fallait de réciter ce couplet de cuistre, qu’il avait honte de poursuivre !)
– Petite Anne, vous rappelez-vous ce que nous avons trouvé sur le visage de cette petite fille ? n’était-ce pas timidité câline ? Rappelez-vous, petite Anne, c’est vous qui l’avez trouvé...
– Toute beauté humaine, lâcha Augustin dans une audace folle et subite, est une offrande de bonheur qui ne s’adresse à personne en particulier, bien qu’elle soit recueillie par ceux que le hasard place devant elle.

"Augustin ou Le Maître est là", éditions du Cerf, Paris, 2014, p. 470-472
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