AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Citation de hcdahlem


(Les premières pages du livre)
Le Mans, vendredi 29 septembre 1933.
— Nous n’implorons pas la pitié pour ces jeunes filles. Pas une seule fois je n’ai fait appel à vos cœurs. Aujourd’hui, il ne s’agit pas de pitié, mais de justice. Ce n’est que la justice que nous demandons pour celles qui sont là et qui y ont droit. Notre seul désir, c’est de pouvoir vous faire partager l’ardente conviction qui nous anime. Ce que nous vous demandons ne peut pas choquer vos consciences. Nous ne voulons que la vérité, et nous la recherchons passionnément dans cette affaire.
Germaine marqua un silence.
Elle regarda furtivement l’horloge de la salle d’audience, accrochée derrière la chaire où était perché le procureur de la République. Minuit allait bientôt sonner, elle plaidait depuis plus d’une demi-heure. Il était temps d’en finir avec sa péroraison, seule partie du discours qu’elle avait pris pour habitude d’écrire. Ma béquille pour trouver les derniers mots, se rassurait-elle.
— Vous êtes, messieurs les jurés, notre suprême espoir, celui vers lequel nous nous tournons désespérément, en vous suppliant de nous aider dans notre recherche de la vérité. Oui, aidez-nous, messieurs les jurés, aidez-nous à faire toute la lumière, faites ordonner cette nouvelle expertise mentale, nous ne vous demandons que cela. Vous ne pouvez pas nous le refuser.
Germaine entendit les talons de ses chaussures à brides résonner dans l’ancienne chapelle du couvent de la Visitation. Tandis qu’elle regagnait le banc de la défense, chaque claquement de pas s’envolait vers les voûtes du plafond, le long des six fenêtres hautes.
C’était toujours pour elle un moment embarrassant à la cour d’assises. Tel un comédien qui ne serait pas applaudi après une longue tirade, l’avocat retournait à sa place sans un bruit pour l’accompagner. L’assistance, comme affligée par la piètre qualité de l’orateur, n’avait rien d’autre à opposer qu’un mutisme lourd de sens. Mais ce malaise était le fruit d’une réflexion bien vaniteuse. Elle était la première à le faire valoir à chaque procès : on n’était pas au spectacle.
Germaine s’assit. Pour tous, c’était le signal que sa partie était terminée et que leur attention pouvait se détourner. Le président, ses trois conseillers et les douze jurés trônaient au fond de la nef. Dans le public, les plus chanceux étaient bien installés face à la cour. Les autres se tenaient debout, jouant des coudes, adossés aux murs ou agenouillés. Les tribunaliers et les échotiers étaient serrés sur les bancs de la presse, opposés à l’estrade qui accueillait au premier rang les témoins, au deuxième les avocats de la défense, et au troisième les accusées. Christine et Léa Papin.
Germaine prit une grande inspiration, à la mesure de son soulagement. Elle avait plaidé. Au fil des années, son anxiété à l’approche des audiences ne cessait de croître. Ses trente-six ans ne lui étaient d’aucun secours. « L’expérience est un peigne qu’on donne aux chauves », avait coutume de dire sa mère.
L’angoisse qui l’habitait depuis plusieurs semaines s’apaisait enfin. Les gouttes de sueur qui coulaient entre ses seins, sous le mille-feuille de sa robe d’avocat, sa veste en tweed, sa chemise en soie et son corset, seraient bientôt froides. Elle frissonna.
— Germaine, ça va ?
Elle sentit la main chaude et charnue de Pierre envelopper la sienne. Il avait posé la question à voix basse, avec l’intonation compatissante que prenaient souvent ses proches et qui l’exaspérait. Elle hocha la tête, tâchant de dissimuler son agacement. Son teint était pâle et son souffle encore court, elle le savait. Doucement, elle retira sa main. De ses doigts elle effleura les crans de ses cheveux cendrés le long de son front large et réajusta le chignon bas qui accentuait son port altier.
— Tu as été épatante.
— Ils n’ont pas compris, Pierre.
Elle l’avait senti très vite, au bout de quelques minutes. Et pour être tout à fait honnête, elle l’avait même constaté pendant la plaidoirie de Pierre pour Léa, avant qu’elle-même ne se lève pour Christine. Mais une étincelle d’espoir, celle qu’elle conservait au fond de son cœur depuis l’enfance, lui avait laissé croire qu’elle serait plus convaincante que son ancien camarade de fac. Jamais elle n’était partie vaincue à un procès ni n’avait laissé le défaitisme s’installer pendant une audience. Elle avait foi non pas en la justice des hommes – il y avait bien trop de décisions qui la révoltaient –, mais en elle-même.
Certes, sa mince silhouette faisait moins sensation dans un prétoire que la carrure d’ours de Pierre. Mais comme l’étoile d’une équipe de football, sport qui la fascinait pour ses retournements surprise de fin de match, elle était jusqu’au bout certaine qu’elle pouvait marquer le but de la victoire en plaidant. Cette ferveur était sa force. Cette fois, elle avait dû se rendre à l’évidence : elle avait fait fausse route. Sa faculté d’entrer dans le cerveau des jurés, ce don qui la caractérisait, lui avait manqué. Ce soir, elle n’avait pas su sculpter la matière grise.
— Maître Brière, la cour vous remercie. Accusées, levez-vous !
La voix claire du président prit le relais de celle, rauque et un peu voilée, de Germaine. Combien de fois avait-elle entendu le juge Beucher lancer cette injonction ? Voilà bientôt dix ans qu’elle le pratiquait, autant d’années qu’elle exerçait. Elle le connaissait par cœur. Il allait demander maintenant aux accusées si elles avaient quelque chose à ajouter. Il feindrait d’écouter avec attention la réponse, brève et mesurée, bien préparée, qu’il obtenait à chaque coup. Puis il les inviterait à poursuivre, les fixant de son regard de Méduse, sans un mot.
Meubler le silence, qui sait y résister ? Qui peut rester bouche bée quand le président de la cour d’assises, le dos voûté par son épais costume de velours pourpre, pose sur vous ses yeux, multipliés à l’infini par ceux des jurés à ses côtés ? Il espérait ainsi que l’accusé, parlant trop, écorne l’image édulcorée de lui-même que le défenseur s’était donné tant de mal à imposer à l’audience. « Tais-toi, tais-toi, tais-toi », criait Germaine mentalement, dans cet élan irrationnel qui emporte l’avocat lorsqu’il cherche à transmettre ses pensées à celui qu’il défend. En vain, le plus souvent.
Derrière Pierre et Germaine, leurs clientes respectives se levèrent, synchrones, sœurs siamoises séparées par le garde en képi posté entre elles. Son air circonspect disait qu’il avait passé là l’après-midi et la soirée à se demander comment ces jeunes femmes noiraudes et maigres, de vingt-deux et vingt-huit ans – si obéissantes, si placides, aurait-il presque ajouté – avaient pu commettre une telle abomination. À aucun moment elles n’avaient retiré leurs manteaux, comme si elles ne comptaient pas s’attarder, qu’elles n’étaient pas concernées et ne faisaient que passer. Bien coiffées, bien mises, malgré sept mois de détention. Léa Papin, fourreau en laine noir à col montant. Christine Papin, manteau croisé d’un blanc immaculé. Deux pions sur l’échiquier de la justice.
— Pour celle-ci le bagne, pour celle-là l’échafaud !
Tels avaient été les derniers mots du réquisitoire du procureur. Les avait-il écrits, lui aussi, affûtant l’estocade avant d’entrer dans l’arène ? Les entrailles de Germaine se serrèrent. Ses lèvres pleines, et au dessin régulier, se muèrent en un rictus. Le soulagement égoïste de la fin de la plaidoirie, porté par la libération d’adrénaline que procure l’exercice, était toujours de courte durée. C’était la figure de la Mort que dessinaient les volutes de fumée de cigarette qui saturaient l’air de la salle d’audience. L’assassinat de leur patronne et de sa fille par les deux bonnes, le soir de la chandeleur, le valait bien.
— Accusée Christine Papin, avez-vous quelque chose à ajouter pour votre défense ? gronda Beucher.
Les yeux clos, Christine répondit par la négative. Elle ne les avait pas ouverts de toute l’audience, et Germaine regretta de ne pas en avoir fait un argument de défense : comment juger quelqu’un dont on ne connaît pas le regard ?
Christine avait prononcé un « non » à peine audible, comme toutes ses déclarations au procès. Germaine se garda bien de le répéter tout haut. Depuis le banc des accusés, les murmures des deux sœurs étaient imperceptibles pour l’auditoire. Tout l’après-midi, elle avait été contrainte de s’en faire l’écho.
— Des enciselures, avait-elle dû préciser d’une voix forte, pour reprendre une réponse de Léa au sujet des blessures post mortem infligées avec un couteau de cuisine à Mlle Geneviève Lancelin, alors âgée d’à peine trente ans.
Une lueur d’horreur était passée d’un juré à l’autre, tel un feu follet. Il arrivait à Germaine d’oublier la prudence indispensable à l’évocation de certains détails du dossier qui, à force d’être étudiés, lui paraissaient presque banals. Les jurés y avaient sans doute décelé un manque d’empathie de sa part. Elle avait perdu un point, marqué un but contre son camp.
Le président n’essaya pas de faire parler davantage Christine Papin. Germaine se pencha vers Pierre.
— Tu vois, lui aussi sait que son sort est joué. Nul besoin d’en rajouter. Pour celle-là, l’échafaud !
Comment avaient-ils pu se fourvoyer à ce point ? Non, c’était injuste pour Pierre. Il était avocat à Tours. C’est moi, se dit Germaine, qui connais les jurés de la cour d’assises de la Sarthe, moi qui aurais dû comprendre, après le tirage au sort, qu’il fallait changer de stratégie. Comment croire que ces jurés-là, cinq cultivateurs, un charron, un charpentier, deux propriétaires terriens, tous de la campagne, pour un agent militaire et deux notaires de la ville, s’élèveraient contre le respectable président Beucher ?
Son fidèle ami Pierre Chautemps, fils de député, frère de ministre, s’était laissé convaincre de faire d’abord le voyage au Mans pour défendre Léa dans cette sordide affaire, puis de demander aux jurés de défier les magistrats en refusant, au nom de la vérité, de rendre un verdict et d’exiger à la p
Commenter  J’apprécie          10





Ont apprécié cette citation (1)voir plus




{* *}