" Vous savez Madame Préat, lui avoua-t-il un jour, je recevais beaucoup de plaintes à votre encontre. Nombreux parents souhaitaient que vous soyez expulsée. Une Naturelle dans les rangs des professeurs, ça faisait mauvais genre. (...)
- Et pourtant vous ne m'avez jamais virée ?
- J'ai hésité, sourit-il. Mais vous étiez bonne. (...) Je n'ai pas eu le choix de vous garder à moins de renoncer à une certaine excellence. Les parents étaient sensibles à cet argument.
- J'imagine.
- Pour vous dire, j'ai eu peur que vous changiez de profession après l'Optimisation.
- Ah, c'était donc pour ça l'augmentation de salaire ! Je m'en accommode tout à fait, mais elle n'a pas été nécessaire à me retenir ici.
- Oh n'imaginez rien. Je n'ai aucun pouvoir décisionnaire sur votre paie. Les grilles des employés dépendent de leur statut. En tant que Naturelle, vous n'accédiez pas à la même cotation.
"La personnalité n'est pas modifiée" avance Professeur Arnul, promoteur du projet. "La singularité des êtres humains ne réside pas dans leur manière d'éprouver de l'angoisse, de la douleur, de la contrariété. Au contraire, quoi de plus similaire, quoi de plus universel que ces ressentis-là. L'Optimisation débarrasse les individus de leurs souffrances existentielles, de leurs inhibitions ordinaires contre lesquelles ils luttent, se débattent et s'épuisent. Elle leur permet d'acquérir des caractéristiques neurobiologiques évoluées leur offrant, au-delà d'un bonheur et d'un confort quotidien, la possibilité d'être et de devenir la meilleure version de soi-même."
Un voile discret et doux avait tapi son quotidien, ses relations et mêmes ses réminiscences. Les perceptions sensorielles étaient les mêmes, mais le traitement émotionnel et idéique transformé.
La déliaison des sentiments et du souvenir assurée par l'opération favorisait l'encodage ainsi qu'une relecture factuelle des événements, dont le retrait de toute émotion en abrégeait l'analyse. A quoi bon s'attarder sur des éléments qui apparaissaient comme anodins et appartenaient au passé ?
"(..) je me suis permis d'ouvrir le cadeau que j'avais prévu de vous offrir." Elle lui désigna un mobile musical posé à ses côtés en forme d'oreille bleue entourée d'un écoulement de notes de musique. "Il a des centaines de chansons en répertoire et alerte à l'apparition de sons désagréables. Il permet aux enfants de travailler l'audition dès le plus jeune âge, c'est une pure merveille !"
Elle appuya sur un bouton, une douce mélodie retentit, Gabriel dodelina immédiatement la tête, captivé par la musique et le tournoiement des notes autour du lobule. Louise la remercia, ignorant que ce même appareil filtrerait les berceuses et chansons catégorisées comme nuisance sonore.
Louise pensa à la latence qui lui avait été nécessaire cette nuit pour se lever et sortir Gabriel de son berceau. Elle l'avait laissé hurler plusieurs longues minutes sans pouvoir se lever et lorsqu'elle l'avait récupéré, elle avait fini par tomber dans le désarroi le plus total. Ses chants étranglés n'étaient pas parvenus à calmer ses égosillements. Elle avait fini par le poser, le laisser seul éteindre ses pleurs, assise à ses côtés, sa main dans sa main. Elle avait soupiré quand il s'était tu et s'était horrifiée de son amour en creux, de l'absence d'affection qu'elle ressentait à son égard, dans l'obscurité. Il était mal barré. C'était de son fait.
En quelques jours, l'affaire fut réglée. Dès le lendemain de l'Optimisation, Julie retrouva son sourie et son intrépidité. Mais dès lors, si les deux comparses continuèrent à se fréquenter, leur sensibilité ne cessa de diverger.
Alors, que dire ? Louise était encore dans les temps, mais elle savait que chaque allusion, chaque élaboration sur sa douleur auprès de sa plus vieille camarade tendraient vers la même interrogation. Pourquoi souffres-tu ? Pourquoi acceptes-tu de souffrir autant ? Alors, Louise ne disait rien, Julie ne disait rien et l'ombre du chagrin planait sur leurs échanges.
L'aplanissement émotionnel des Optimisés était pour le meilleur sans doute, indéniablement pratique, stable, et réaliste. Mais Louise avait été attachée à ses fluctuations affectives, ses élans émotionnels irrationnels ponctués d'instants de répit, d'accalmie, d'ennui voire de lassitude. Ils y avaient tenu à leur authenticité, à l'inconstance de leur couple, sa fragilité, sa force, à cette volonté furieuse de s'aimer encore, de se fâcher et de se retrouver.
Ils s'étaient souhaités véritables, transparents et sentimentaux. Liés par le verbe et les idéaux.
Le Gouvernement prit acte. C'était au peuple de choisir. On proposa un référendum : pour ou contre l'usage des mutations dans la population. Un malin ministre proposa une clause supplémentaire : le consentement à la génération des mutations serait individuel et libre. Ainsi seraient transformés ceux qui le souhaitaient. Ceux qui ne désiraient pas de telles modifications, qui les jugeaient à l'encontre de la dignité humaine, du sacre de leur génome fragile, n'en bénéficieraient pas. Le choix serait à leur discrétion.
Dorénavant, elle ne ressentirait plus la douleur. Les fibres nerveuses thermoalgiques étaient désinsérées de leur zone de convergence au niveau du thalamus et appliquées sur un autre terminal. Adieu alors les brûlures, les strictions, les piqûres, les pressions ; des ondes de chaleur remplaçaient la nociception - le mécanisme d'alerte d'atteinte de l'intégrité corporelle était préservé, fort heureusement, mais incommensurablement plus confortable.
L'Optimisation débarrasse les individus de leurs souffrances existentielles, de leurs inhibitions ordinaires contre lesquelles ils luttent, se débattent et s'épuisent. Elle leur permet d'acquérir des caractéristiques neurobiologiques évoluées leur offrant, au-delà du bonheur et d'un confort quotidien, la possibilité d'être et de devenir la meilleure version de soi-même.