Augustus tu te trompais ! Tes chiens t’ont oublié ! J’enlève de nouveau mon pince-nez et colle mon nez au papier. C’est un mouvement ridicule — les mots sentent l’encre Xérox et je le savais déjà. Maintenant j’en ai sur le bout du nez et toutes les autres odeurs de la pièce en sont viciées.
Si seulement je pouvais comprendre l’homme, si je pouvais le sentir, si je pouvais l’aimer, je crois que je pourrais comprendre l’histoire de ma race — je pourrais comprendre quel était son but en nous créant, ce que nous sommes.
Et c’est quelque chose qui me manque dans votre culture, à propos, — me dit-il. Tout est si aseptisé. C’est à peine s’il y a des boucheries. Et pourtant, les abattoirs qui vous fournissent en viande, je les ai vus à la télévision, ils sont vraiment épouvantables, c’est l’enfer. Ce n’est pas naturel du tout. Vous n’avez pas la chasse ou le combat ou les odeurs qui donnent son prix à tout cela, et pourtant la souffrance la plus abominable est créée.
Et c’est ainsi que, grâce à son bégaiement, le futur Dr Rank ne révéla pas ses plans à son oncle, conservant de cette manière ses chances de succès. Je ne comprends vraiment pas ce qui poussa Augustus à vouloir dire la vérité à Herr Zwigli cet après-midi là ; je me demande souvent s’il n’est pas possible qu’il ait soudain compris brièvement l’horreur de ce qu’il était sur le point de faire, et les conséquences que cela aurait par la suite.
La petite église était toujours pleine les dimanches, et l’horloge dans son clocher blanc, surplombant la place du marché, marqua les heures de la ville durant cent ans. Au-dehors, bien que les habitants de Rankstadt le sussent à peine, les monarchies s’écroulaient, les économies tombaient en ruine, les gouvernements s’installaient et étaient renversés, les guerres arrivaient, la terre était dépouillée et empoisonnée.
Je me rappelle à Rankstadt… commença-t-il lentement. Rankstadt, en hiver, quand j’étais un chiot. On approchait de Noël, je crois, et… je trottais aux côtés de Prinzi Von Sacher, dans la rue. C’était la fille aînée de mon maître. J’étais très jeune alors, huit mois, peut-être, car j’avais encore le droit de marcher à quatre pattes. À l’âge d’un an nous devons — il faut commencer à marcher debout.
Il nous reste si peu de souvenirs des chiens, de toute façon. Je sais que malgré le livret, malgré tout ce que Ludwig a écrit et tout ce que j’ai écrit moi-même sur eux, ils finiront par être oubliés, comme le reste. Et cependant je ne peux pas m’empêcher d’^élever une petite digue chaque fois que je le peux contre le flot du temps, pour le retenir un peu plus longtemps.
J’essayais de deviner pourquoi Ludwig avait choisi de vivre là. Je me disais que cette partie de la ville, comme nulle autre, avait des recoins et de vieux espaces verts où les fantômes pouvaient s’abriter, des endroits où les reliquats du passé n’avaient pas été balayés par les milliers de corps en mouvement et d’immeubles qui montaient et descendaient.
Je suis seul au monde, animal ridicule. Je suis sorti de mon trou de mémoire il y a quelques heures, et — je suis incapable de décrire mon état d’esprit depuis lors. J’aimerais le noter ; j’aimerais que le monde en ait un souvenir. J’ai l’impression que c’est la seule chose qui puisse me retenir, me fixer en tant que présence, même brève, dans ce monde.
Voyez-vous, Vittorio était comme un animal ; robuste, trapu, musculeux, stupide, et couvert de poils. Son âme avait été corrompue par une maladie, qui était la passion ; et elle émanait de son corps comme la lueur que produit le poisson en décomposition.
"Une méditation éblouissante, inoubliable, sur ce que signifie être humain ...Un roman bizarre, qui vous hante."(The New York Time Book Review.)