Laure Hinckel

Je vais vous décrire le tracé des rangs dans le célèbre vignoble qui nous entoure. J'essaierai d'être bref. Comment on le voit à l’œil nu, même à grande distance, les vignes sont plantées en espaliers et ces espaliers parallèles à l'infini sont coupés par des allées. Un rang est long de cinq à huit cents mètres. Comme vous savez, l'immense vignoble est surtout vendangé par des étudiants et des soldats. Des facultés entières, des régiments au complet sont amenés là, cantonnés Dieu sait comment. On les oblige à vendanger à un rythme accéléré. Plus tard, on entassera les grappes dans des cantines couvertes de banderoles tricolores, qu'on chargera pour finir dans des camions TIR. L'intégralité de la production est destinée à l'exportation et celle-ci s'effectue par à-coups, dans les crises d'hystérie de gens à bout de souffle. Pour imprimer à la vendange un rythme plus soutenu, les étudiants et les soldats sont contraints de remplir une norme. Ils doivent vendanger un nombre donné de rangs en un certain nombre d'heures. La norme n'aurait rien d'exagéré si l'on avait affaire à des viticulteurs ramassant leur propre récolte, habitués à ce travail depuis des siècles ou des décennies. Mais, dans la mesure où l'on emploie des personnes préoccupées par tout autre chose (étudiants préparant leurs examens, obsédés par leur classement, soldats attendant d'être libérés, etc.) La plupart du temps ces gens n'ont jamais vu de ceps qu'au cinéma, de grappes qu'en magasin. Les premiers jours, ce travail est pour eux un amusement. Mais au fil des semaines, il se transforme en torture. Aucun profit économique ne les a jamais liés à ce subtil processus de production représentant, pour les vieux, à la fois un rituel religieux et un défoulement psychologique. En conséquence, ces vendangeurs amateurs forcés ne ramassent que les fruits des têtes de rangs. Dix, vingt pieds, juste assez pour qu'un contrôle superficiel laisse penser que le travail a été effectué. D'ailleurs, les vendangeurs payés à la journée–les habitants des sept villages alentour–font la même chose à une différence près: eux savent qu'ils reviendront. Un contrôle superficiel, ai-je dit… En effet, qui pourrait se permettre de payer suffisamment de contrôleurs pour surveiller une telle surface et qui y aurait intérêt?
(p. 47-48, extrait de ”Le Tiroir aux applaudissements”, d'Ana Blandiana)

Gabriel Liiceanu, philosophe et éditeur, se demande, exprimant un sentiment partagé par une grande partie des écrivains de cette période: ”Comment en sommes-nous arrivés là? Comment avons-nous totalement perdu la superstition de la culture? Telle est la question qui nous taraude, nous qui avons vécu, des décennies durant, dans le culte de l'Idée, exaltant l'évasion à la verticale, au nom de l'héritage reçu d'Éliade, celui de la primauté de l'esprit sur l'histoire, qui nous a aidé à passer les souterrains du communisme”. ( La Porte interdite, paru en 2002.)
(p. 7)

Marta Petreu – Le pays de la solitude

Elle reste seule et se repose sur elle-même
comme se reposent entre eux les frères de lait
comme les ennemis s’épaulent l’un l’autre dans leur haine

Oui. Elle reste seule, et dans sa solitude magique pousse
de l’herbe au seuil de sa porte comme sur sa tombe future
il y a de la menthe et du blé jusqu’à sa porte
des franges rouges de peuplier bruissent aux fenêtres
Il lui arrive de parler
avec la sève des fleurs
comme on parle avec une reine
Elle est la soeur de la rosée
de l’absinthe du coquelicot du sureau
sa main cueille tendrement la dame chenille
en lui parlant comme Alice avec étonnement

Oh. Elle aime cela. Affronte la vie la mort
marche seule comme un rat
et pieds nus
sur la plaque brûlante de la vie
Elle marche sur la mort comme un écorché qui entre dans la mer
Sur le digue les chiens hurlent vers la lune
Oui. Seule comme un rat elle se piétine elle-même

Elle a mal. Est heureuse. Elle défie toute pitié et n’a
besoin de personne

Le destin

Elle est arrivée dans le pays parfait

Traquée comme une biche а la chasse
par la meute qui aboie
elle est enfin arrivée dans ce pays parfait
où pousse l’arnica le millet la ciguë

Elle sait que la partie est perdue
qu’elle a été rouée de coups
qu’on lui a craché dessus
et que demain elle sera lapidée
Elle sait qu’elle se trouve en guerre avec l’humain

Mais elle reste défiante vêtue de sa défaite comme d’une armure
toute en sachant que l’armure est sa propre peau
et que sa peau a été sept fois écorchée
et tirée au sort
comme a été tirée au sort cette chemise-là

Maintenant et ici elle défie la vie et la mort
en se vautrant dans sa grande solitude
comme dans la soie

Les chatons rouges de peuplier pendouillent а sa fenêtre
Elle est enfin seule comme un rat
heureuse

4-5 janvier 2005

***
Traduit du roumain par Ed Pastenague
(p. 126-127)

En décembre 1990, je découvrais Bucarest dans ses tramways jaunes grinçant sur les rails gelés. Un vieil homme, historien, d'une immense patience face à mon ignorance, posait devant mon objectif et répondait à mes questions. Puis, il me dit: ”Longtemps, les intellectuels vont se demander que faire de leur liberté.” L'affirmation paraissait scandaleuse. Comment? On croyait pourtant que l'esprit, enfin délivré, jaillissait de sa boîte avec enthousiasme, pour embrasser la liberté! En ce jour de décembre 1990, j'ai pourtant accepté son affirmation, l'ai inscrite au bas de la photo et, aujourd'hui, j'y repense.
(p. 5, début de ”l'Avant-propos” de Laure Hinckel)

L'amour ? Soyons sérieux. Tu sais quoi, je crois que ça n'existe pas. Je n'y ai jamais cru, même pas quand on s'est mariés… Dès le début, j'ai su à quoi m'en tenir. Les gens ont besoin des autres, c'est tout. Enfin, c'est ce qu'ils s'imaginent. Pour mieux se torturer les uns les autres. Très peu réussissent à ne torturer qu'eux-mêmes.
Vlad Zografi, "Embrasse-moi"

Marta Petreu – La loi éternelle

Elle savait tout.
Elle savait tout ce qu’on peut savoir sur les choses humaines et sur les choses divines
Car elle savait tout ce qu’un humain peut savoir sur les caprices des dieux

elle savait tout sur les phantasmes de cobalt de la vie
sur le sens unique du temps sur celui de la mort
Oh. Elle savait sur la mort tout ce qu’un homme qui respire pouvait jamais savoir

Non. Elle ne l’aimait pas. Elle aimait
avec timidité
avec angoisse
avec pitié
les frêles créations de la vie
Elle aimait l’arc-en-ciel
Mais elle savait que dans le tissu chaud et coloré de la vie
il existe
oh il existe toujours
un moment où l’homme reste seul les mains vides devant le dieu
seul oui seul
et demande d’en finir
oui
d’en finir une fois pour toutes
parce qu’il ne peut plus supporter les blagues cruelles par lesquelles les immortels

le mettent à l’épreuve
il reste seul et prie que la mort
arrive sa mort oh sa propriété personnelle garantie comme son ombre
Elle savait tout sur la vie et sur le monde qu’il soit bon qu’il soit mauvais
ce monde où
toute farce faite par un quelconque immortel
se transforme pour les mortels en loi éternelle
(p. 125-126)