Laurent Jenny. Esthétique et Révolution, les enjeux d'une métaphore.
Je rêve d’une page de vélin lumineux où viendraient s’inscrire directement la pulpe mentale de mes mots, et la vie elle-même (quelque chose comme l’unique rouleau de papier sur lequel Jack Kerouac a dactylographié en continu "On the road" mais sous une forme immatérielle et brillante). Parfois j’y parviens la vie devient livre. Il suffit qu’une nuit, sous le métro aérien, une femme à la robe cerise surgisse de derrière un pilier avec un chat presque sauvage qui crache dans ses bras : et je rentre l’écrire. La puissance de cette conversion verbale me sidère, et, par périodes, transfigure ma vie.
"À l'entrée dans de nouvelles villes, j'étais toujours d'abord inexplicablement déçu. Entrant dans Pushkar, et saisissant d'un coup d'oeil la beauté stupéfiante de cette ville sainte à coupoles blanches qui trempent dans la lumière changeante du lac, je me suis dit : "Cette ville n'est qu'un mirage, prenons-la en photo et partons. Qu'ai-je à faire de ce petit Bénarès, plein de sâdhus charlatans en caleçon oranges qui demandent l'aumône et de babacools vieillissant traînant avec eux une marmaille déguisée ?" Mais le lendemain matin à sept heures, j'ai senti que j'avais bien changé. Une lumière verte trainait dans les rues saltes et désertes. Le lac, sous un ciel menaçant, avait pris une douceur argentée et floue d'une finesse inaperçue la veille. J'ai compris que je pourrais rester indéfiniment à regarder des pèlerins tremper leurs haillons de couleur dans l'eau sacrée en lentes ablutions et à sentir s'égrener les heures sur les ghats, J'étais entré dans le temps du lieu qui maintenant diffusait, s'étalait en nappes infinies, m'absorbait. Et ainsi de chaque ville."
Errance dans le jardin mesquin, cailloux jetés dans le bassin aux poissons rouges (où nous cherchons à nous faire tomber, mon frère et moi). L’ennui immense de l’enfance aux dimensions de l’été, si grand qu’il devient une griserie d’infini, une éternité vécue. Je pense à l’avenir et cache des pièces de cinq francs sous le lierre des arbres pour les retrouver plus tard. J’observe les feuilles dures et brillantes du magnolia. Il y a un coin à fraises des bois, sous des feuilles.
« Le noir absolu n’existe pas », dit encore Soulages (en 2007). Mais 10 ans après, force est de questionner cette déclaration de principe. L’artiste contemporain Anish Kapoor n’a-t-il pas acheté en 2016 les droits d’usage exclusifs d’un « noir absolu » (geste d’appropriation qui a suscité beaucoup de réprobation dans le monde de l’art) ? Au-delà du « coup » commercial tenté à cette occasion, ce sont les propriétés de ce noir extrême qui méritent l’attention. Mise au point par la société Surrey Nano Systems, le Vantablack (Vertically Aligned Nanotubes Array) n’est pas une couleur pigmentaire mais physique. Il a pour caractéristique, avec sa composition de nanotubes verticaux extrêmement serrés, d’absorber 99,965 % des rayons lumineux. En conséquence, il rend indiscernable le relief des objets qu’il recouvre. Ses utilisations industrielles pourraient aller du camouflage des avions de guerre à l’élimination des reflets dans les dispositifs optiques.
Comme je demande à Aï si elle pratique le shintoïsme, elle me regarde avec un sourire d’athée endurcie, un peu de commisération aussi pour le naïf que je suis. Mais à peine sommes-nous arrivés au sanctuaire Meiji-Jingû que je la vois se livrer aux salutations rituelles, lancer une pièce et claquer dans ses mains pour écarter les démons.
La force de l’image en rêve à quelque chose de paradoxal : elle repose sur une fascination, mais c’est justement par là qu’elle échappe au visible. Car le visible vit d’inspections, de parcours, de lacunes et non pas d’enfoncement dans la certitude de l’image fixe. L’image de rêve, elle, est toujours complète et absolue parce qu’elle n’est pas une image mais une « idée » d’image. Et une idée de souffre ni de flou, ni d’incomplétude, ni d’aucune des servitudes du visible. Elle n’est jamais jaunie, ni froissée, ni friable. Elle se donne d’emblée comme une totalité parfaite, faisant ainsi oublier qu’on ne peut pas le détailler. Un exemple classique de cette impossibilité rappelée par Sartre, c’est l’incapacité où l’on se trouverait, face à une image mentale ou onirique du Panthéon, d’en compter les colonnes
Claudel oppose quelque part l’Idéogramme chinois qui fait front, solitaire, oblige à un face-à-face, et la lettre occidentale qui fuit, toujours hors d’elle-même, échevelée, cavalant vers une autre dans une course éperdue pour faire mot, faire sens. Mais Michaux, par tempérament et par nécessité, s’évade de cet antagonisme bloqué, il insuffle à la physionomie de l’idéogramme l’agitation de la lettre, son instabilité inquiète. Sur certaines pages, les silhouettes criblent le blanc, s’assemblent en émeutes, se reforment en champs de bataille, comme si une écriture hittite en déroute, retournée contre elle-même, s’était mise à guerroyer dans l’encre.
Attention: l'illustration à gauche est fausse et l'auteur s'appelle Laurent Jenny (nom-prénom) et non l'inverse