Au kilomètre 101, il pense à son père par ennui. Quand le vieux Tostoïl vient brutalement interrompre ses moments de creux, ce n’est pas pour lui chanter une chanson douce.
Au kilomètre 102, son non-regretté père lui gâche son dimanche matin pour la traite des vaches. Le jeune Léon a déjà des hauts le cœur, le paysan lui rappelle que le lait, il en a plein le nez depuis qu’il a son âge. Le conflit dure toute la journée. Et puisqu’en ce septième jour, le Seigneur est au repos, c’est au vieux Tostoïl de rappeler fermement à son fils le devoir qu’il a d’honorer son père.
Au kilomètre 118, son père lui fait honte lorsqu’il s’agrippe au pied de la contrôleuse Hygiène et Sécurité alors qu’elle veille à ce que les bêtes soient correctement enlevées à leur propriétaire. Ce jour-là, il n’est pas question pour elle de faire souffrir les vaches avant de leur déchirer la carotide à deux heures en camion de leur étable. La fonctionnaire ne parvient pas à se concentrer sur son travail. Léon sait que les pleurs et les gémissements de son père sont sincères. Il a joué la même scène à sa mère alors qu’elle allait rendre visite à ses parents en ville, pour deux ou trois semaines. Une éternité.
Au kilomètre 125, il découvre son nouveau planning. Etude la semaine, travail au noir le week-end. Les aides de l’Etat ne sont pas éternelles. Son père a trop baigné dans le lait pour penser à une alternative plus « verte ». La main d’œuvre est la bienvenue dans les fermes voisines pour rénover à moindre frais, les hangars à bestiaux.
Au kilomètre 126, il prend l’installation des panneaux solaires pour argument afin de faire comprendre à ce vieux con de Tostoïl qu’il est trop crevé pour continuer ses études.
Au kilomètre 126 et demi, il jette les cendres de son père dans une bouche d’égout, à quelques pas du crématorium avant de laisser l’urne en aluminium dans une benne à ordure prévue à cet effet.
On en revient à ces passages de témoin invisibles dont est tissée l'histoire littéraire et que la création de cette revue, en organisant la cohabitation de textes anciens et de textes modernes, vise à mettre en lumière et à célébrer. Les six auteurs vivants réunis au sommaire de ce numéro, quoique d'âges, de sexes et de styles bien différents, en offrent une illustration supplémentaire. Il n'est guère nécessaire de disséquer leurs nouvelles pour discerner ce qu'elles doivent, tout en gardant leur identité propre, aux précédentes générations d'auteurs.
C'est ce qui me fascine le plus chez cette drôle d'espèce : le fait qu'ils aient si peu d'organes en si peu d'exemplaires. Un seul cœur au lieu du trio que le jeune poulpe sent battre en lui, des poumons pour vivre à l'air libre quand Timmy doit enfiler une combinaison spéciale s'il veut quitter le fond marin, et seulement deux paires de membres. Comment peut-on vivre ainsi, cela lui échappe. Question qui l'a décidé à se fabriquer son propre humain, vu que les versions prêtes à l'emploi sont trop chères.
Les hommes sont comme ça. Il y a les larves qui pataugent dans leur merde infantile et les autres, ceux qui ont déchiré leur dernière mue à coups d'ongles rageurs. Ils te massacrent pour afficher leur supériorité mais n'expriment qu'une lâcheté sans fond. Injustifiable et inexcusable... Toi, tu es différent. Tu es dans un cocon. Tu es... neutre. Mais il te faudra bien choisir un jour : prendre le fouet ou plier le dos. Tu saisis ?