J’ai souvent l’impression qu’on est trois à bord. Le moteur est devenu un passager. Il prend beaucoup de place et on en parle beaucoup (surtout en mal). Je vois le capitaine se pencher au-dessus de son berceau sous la descente, comme s’il voulait amadouer un nourrisson qui boit, pleure, crache et, surtout, qui n’est pas étanche. Il
le veille, lui donne ses biberons d’huile à intervalles réguliers, le félicite et écoute attentivement ses jérémiades qu’on essaie, en parents anxieux, d’interpréter le mieux possible.
Quelques heures plus tard, on accoste au Havre. En mettant pied à terre sur le quai des visiteurs, on ressent, non sans fierté, le mal de terre. Ce mal peut se définir comme une légère perte d’équilibre, pas trop
désagréable, un peu comme si on avait quelques verres dans le nez, accompagnée d’une sensation de tanguer et d’être encore à bord. Il se fait ressentir le plus dans les petites pièces fermées, aux toilettes, par exemple. Chanceux, nous sommes davantage sujets au mal de terre qu’au mal de mer. Ce dernier, de toute évidence bien plus désagréable, disparaît quand on met pied à terre. Le mal de terre fait de même quand on remet « pied à mer », c’est-à-dire quand on monte de nouveau à bord, où l’on compte évidemment s’enivrer pour retrouver la même sensation. La boucle est bouclée. Les choses sont bien faites quand même…
Levez l'ancre et mettez les voiles sans quitter votre canapé
L’eau lèche la carène et court le long des flancs du bateau. Ça
gargouille et gazouille toute la nuit. À travers les claquements et
sifflements, je crois entendre des enfants chanter et des voix
murmurer. Je n’ai aucun mal à m’imaginer des marins leurrés sur les
rochers par des hululements interprétés, correctement ou pas, tels des
chants de sirènes.
La mer est une imitatrice exceptionnelle. Elle copie admirablement
pleurs et gémissements d’enfants, prières de moines, jurons de
soûlards, sonneries de réveils, cloches d’église, miaulements de chats,
grincements de portes, murmures de foule. La liste est longue. Parfois,
je capte même des phrases ou des mots isolés, portés par un vent de
Dieu sait où.
À bord, on ne se sent jamais à deux. On est toujours accompagnés
par le bruit du vent invisible, mais tapageur, et par la mer qui, elle, ne
se tait jamais. Même calme, la mer babillarde n’est muette que de
derrière le double vitrage d’un appartement.
La nuit est longue et courte à la fois. Je perds le sens du temps en
écoutant le brouhaha continu des bruits et distorsions sonores.
L’espace et le temps se confondent.
En entendant la mission attribuée à leur compagne de classe, les élèves éclatent de rire. Pas étonnant, car tout le monde sait que l’univers n’a jamais porté créature plus risible que le Terrien. Les blagues sur la bêtise de cette espèce, qui s’acharne à détruire sa propre planète, vont bon train dans le cosmos. Se faire traiter « d’espèce d’humain » est une insulte particulièrement grossière dans la plupart des galaxies. Et il paraît que « sapiens » parade partout en tête de la liste de gros mots.
Pour décortiquer mes sentiments mitigés pour la plaisance, j'ai décidé de malmener le journal de bord. Histoire de lui régler son compte. Sous l'emprise d'un curieux mélange de fascination et de répulsion, d'émerveillement et d'appréhension, j'ai alors tenté de mettre des mots sur une cascade d'angoisses et de splendeurs insoupçonnées que la mer m'a révélées.
D'emblée noircir les pages de ce carnet chaque soir est devenu un indispensable ancrage, ma bouteille à la mer (du Nord)...