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Citation de Partemps


Sans doute, aveuglé par l’évidence, on n’a, semble-t-il, pas suffisamment mis en relief l’un des éléments fondamentaux qui structurent la Divine Comédie en trois parties. Passée aujourd’hui, si je puis dire, dans les moeurs, la division de l’au-delà entre Enfer, Purgatoire, Paradis, semble au commentateur de Dante tellement aller de soi qu’il ne s’arrête pas à remarquer que si cette ordonnance de l’au-delà (sans laquelle la Divine Comédie ne pourrait pas être ce qu’elle est, sans laquelle la Divine Comédie n’existerait pas)... que si cette ordonnance de l’au-delà est dogmatiquement justifiée lorsque Dante commence, en 1300, son voyage outre-tombe, elle ne l’aurait pas été à peine trente ans plus tôt. C’est en effet en 1274 (Dante a 9 ans et Giotto 7 ans) au cours du deuxième concile de Lyon que, vraisemblablement sur l’initiative de saint Bonaventure, la croyance au Purgatoire devient un dogme, et que, par voie de conséquence, Cimabue et Giotto trouvent place dans l’oeuvre de Dante. Comment ne pas retenir cette aventure qui bouleverse le siècle et les siècles à venir et qui associe l’oeuvre de Giotto à celle de Dante ?... N’est-ce pas là, d’abord et essentiellement là, que leur rencontre est documentée ? N’est-ce pas à partir de là que les deux oeuvres fabuleuses irradient vérités et légendes sur les siècles à venir ? L’invention du Purgatoire, comme le manifeste génialement la Comédie de Dante, n’est- elle pas la clef de l’organisation du nouvel ordre symbolique qui occupe et bouleverse la deuxième moitié du XlIIe et le début du XIVe siècle ? Pour éclairer cela il faut prendre en considération le très important et décisif essai publié par Jacques Le Goff en 1981 : La naissance du Purgatoire . Ce livre en effet permet (il faudrait dire oblige) entre autres de reconsidérer l’ensemble des études qui tendent à diviser et à établir dans leur autonomie Moyen Age et Renaissance ; et notamment quant au rôle respectif de Giotto et de Dante dans cette histoire. Il faut évidemment ici renvoyer à ce livre qui détermine en quoi le Purgatoire est une affaire chrétienne et essentiellement catholique, et qui fixe la reconnaissance de ce nouveau système de l’au-delà par les institutions religieuses entre le début et la fin du XIIIe siècle. L’établissement du dogme en tant que tel commençant autour de 1202, pour se poursuivre par la prise de parti d’Alexandre de Halès (théologien officiel du 4e concile de Latran), avant de se conclure en 1274 au 2e concile de Lyon qui, sous l’influence de saint Bonaventure, lui donne une formulation officielle dans l’Église latine. En analysant ce que, dans son Commentaire sur Pierre Lombard, saint Bonaventure écrit à propos des remises de peines au Purgatoire et dans le siècle, J. Le Goff écrit : « Bonaventure est amené dans la ligne d’Alexandre de Halès, à insister sur le pouvoir de l’Église en général et du pape en particulier sur le Purgatoire. Texte très important sur le chemin du développement des indulgences et du pouvoir pontifical sur les morts que Boniface VIII inaugurera à l’occasion du Jubilé de 1300. » (C’est moi qui souligne ]) Je souligne en effet dans la mesure où nous retrouvons ici, et si je puis dire au départ, tous les héros de notre aventure : Giotto réalisant sous le règne de Boniface VIII l’oeuvre qui lui vaudra sa gloire et sa notoriété ; Dante aux prises avec le même Boniface VIII, entamant le récit de sa descente aux Enfers l’année même du Jubilé [. Mais c’est sans doute moins la rencontre effective de tous ces personnages, le rôle de saint Bonaventure dans l’institutionnalisation du Purgatoire, dans la transformation de l’Ordre franciscain comme dans les ambitions théocratiques de Boniface VIII, et le rôle de Boniface VIII et de saint Bonaventure dans le cycle « giottesque » des fresques d’Assise et dans la carrière de Giotto, qui doivent ici nous arrêter, que ce qui motive et conjugue leur activité. Attaché à définir l’ordre symbolique d’une forme expressive (la peinture de Giotto), nous ne pouvons bien évidemment pas faire l’économie d’un mouvement de croyance religieuse qui bouleverse à ce point l’organisation de la sensibilité et de la pensée métaphysique d’une époque à travers les rapports que l’homme entretient avec sa mort, avec sa survie, avec son éternité. L’analyse de ce qu’il en est de « l’association entre art et piété, sans laquelle le développement italien serait inintelligible » (A. Chastel) ne peut pas ne pas y trouver une autre, une nouvelle dynamique. J. Le Goff démontre en effet, on ne peut plus clairement, que, jouant le passage d’un schéma binaire (bien/mal - Enfer/Paradis) à un schéma ternaire (bien et mal pris dans la logique intermédiaire dialectique d’une juste appréciation des fautes : Enfer/Purgatoire/Paradis) , l’établissement du Purgatoire ne peut pas être considéré comme un « à-côté secondaire », un rajout mineur à l’édifice primitif de la religion chrétienne, telle qu’elle évoluera au Moyen Age, puis sous sa forme catholique. L’au-delà est un des grands horizons des religions et des sociétés, la vie du croyant change quand il pense que tout n’est pas joué de la mort. Cette émergence, cette constatation séculaire de la croyance au Purgatoire supposent et entraînent « une modification substantielle des cadres spatio-temporels de l’imaginaire chrétien » . Et il faut ajouter, par voie de conséquence, une modification logique de l’ordre des formes symboliques. Etienne Gilson écrit ainsi de Dante : « à s’en tenir à son propre temps, ou au moment de la civilisation européenne qu’il représente, Dante fait éclater tous les cadres. Aucun trouvère, ni troubadour, n’a rien écrit de comparable à la Vita Nova, aucun poète épique, écrivant " de France, de Bretagne et de Rome la grande " n’a laissé d’oeuvre d’art qui puisse se comparer, de si loin que ce soit, à la Divine Comédie. Il ne s’agit pas d’une différence de degré dans l’art, mais d’espèce » . Modification de l’ordre symbolique dans le rapport du latin à l’italien chez Dante , de l’espace mythique à l’espace synthétique chez Giotto . Rapport que, dans un cas comme dans l’autre, on peut penser, à travers la mise en place d’une « modification substantielle des cadres spatio-temporels de l’imaginaire » (Le Goff), comme la création d’une nouvelle langue enracinée et étroitement liée aux conditions de son apparition. Si nous suivons J. Le Goff, précisant que le Purgatoire s’installe dans la croyance chrétienne entre 1150 et 1250 environ , et qu’il se trouve établi comme dogme en 1274, nous pouvons évidemment nous demander s’il fallait plus d’un siècle pour que la nouvelle disposition mythique programme sa manifestation symbolique et formelle. Cela se comprendrait sans doute assez mal si nous ne prenions pas ici en considération le mouvement et l’articulation des trois ordres (social, religieux, artistique) que distingue G. Duby. Le surgissement, l’installation et le développement de la croyance au Purgatoire se produisent d’abord dans un contexte social et religieux extrêmement troublé, et c’est ce trouble lui-même qui lui donnera naissance et en retardera l’établissement. Il faudra attendre la réalisation du rêve d’Innocent III (voyant un pauvre hère — saint François — soutenir la basilique de Latran sur le point de tomber en ruine), à savoir la fondation de l’Ordre des Franciscains, puis son organisation théologique et doctrinale par saint Bonaventure (faisant suivre à la nouvelle communauté une évolution pareille à celle de l’Église primitive , et insistant sur le pouvoir de l’Église en général et du pape en particulier sur le Purgatoire) pour que, des Pisano, Cavallini, Cimabue et, par l’intermédiaire du pouvoir théocratique de Boniface VIII, Giotto, surgisse la géniale réalisation de cet espace intermédiaire qu’il faudrait apprendre à juger pour lui-même dans la mesure où c’est d’abord d’être lui-même qu’il est promesse d’avenir. Quel que soit le point de vue à partir duquel on le considère, sa différence reste en effet non pas « différence de degré dans l’art, mais différence d’espèce ».
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