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Citation de Carciofi


Il était cinq heures du matin, il pleuvait, et Éric von Lhomond, blessé devant Saragosse, soigné à bord d'un navire-hôpital italien, attendait au buffet de la gare de Pise le train qui le ramènerait en Allemagne. Beau, en dépit de la quarantaine, pétrifié dans une espèce de dure jeunesse, Éric von Lhomond devait à ses aïeux français, à sa mère balte, à son père prussien, son étroit profil, ses pâles yeux bleus, sa haute taille, l'arrogance de ses rares sourires, et ce claquement de talons que lui interdisait désormais son pied fracturé et entouré de bandages. On atteignait l'heure entre loup et chien où les gens sensibles se confient, où les criminels avouent, où les plus silencieux eux-mêmes luttent contre le sommeil à coups d'histoires ou de souvenirs. Éric von Lhomond, qui s'était toujours tenu avec obstination du côté droit de la barricade, appartenait à ce type d'hommes trop jeunes en 1914 pour avoir fait autre chose qu'effleurer le danger, et que les désordres de l'Europe d'après-guerre, l'inquiétude personnelle, l'incapacité à la fois de se satisfaire et de se résigner, transformèrent en soldats de fortune au service de toutes les causes à demi perdues ou à demi gagnées. Il avait pris part aux divers mouvements qui aboutirent en Europe Centrale à l'avènement d'Hitler ; on l'avait vu au Chaco et en Mandchourie, et, avant de servir sous les ordres de Franco, il avait commandé jadis un des corps de volontaires qui participaient à la lutte antibolchevique en Courlande. Son pied blessé, emmailloté comme un enfant, reposait de biais sur une chaise, et tout en parlant il tourmentait distraitement le bracelet démodé d'une énorme montre en or, d'un mauvais goût tel qu'on ne pouvait que l'admirer, comme d'une preuve de courage, de l'arborer à son poignet. De temps à autre, par un tic qui faisait chaque fois tressaillir ses deux camarades, il frappait la table, non pas du poing, mais de la paume de sa main droite encombrée d'une lourde bague armoriée, et le tintement des verres réveillait sans cesse le garçon italien, joufflu et frisé, endormi derrière le comptoir. Il dut s'interrompre plusieurs fois dans son récit pour rabrouer d'une voix aigre un vieux cocher de fiacre borgne, ruisselant comme une gouttière, qui venait intempestivement lui proposer tous les quarts d'heure une promenade nocturne à la Tour Penchée ; l'un des deux hommes profitait de cette diversion pour réclamer un nouveau café noir ; on entendait claquer un étui à cigarettes ; et l'Allemand, subitement accablé, à bout de forces, suspendant un instant l'interminable confession qu'il ne faisait au fond qu'à lui-même, voûtait les épaules en se penchant sur son briquet.

Le Coup de Grâce (1er paragraphe de la nouvelle, 1939)
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