Ce qui m’a aidé à tenir pendant ce long, cet interminable hiver [1915], ce furent les hommes que je côtoyais, le journal et l’usine. Je me rends compte aujourd’hui combien cela était important pour moi. J’apprenais beaucoup de tous, dans une ambiance amicale et bienveillante. Et ce que j’apprenais m’enrichissait, enrichissait ma vie, ma compréhension des autres et du monde. Ma vie sur l’île ne m’était jamais parue étriquée, mais j’étais, et je suis toujours, curieux de tout, avide d’apprendre. Je me disais que si je m’en sortais, quand cette guerre serait finie, cette expérience changerait ma vie et celle des miens. C’était, comment dire, paradoxal, que, dans ce mouroir, ce charnier boueux d’hommes qui luttaient tous les jours pour survivre, pour rester des hommes, il puisse y avoir autant d’humanité.
On me donna de la morphine pour nettoyer mes plaies. Elle me fit flotter, la tête vide. Elle atténuait la douleur de cette jambe que je sentais toujours en dépit de son absence. Elle n’atténuait pas mon désespoir ni ma colère.
Et nos corps se mélangeaient aux leurs, et nos cris se mélangeaient aux leurs, car nous avions tous peur. Des hommes mouraient des deux côtés. Le sang coulait sur nos mains, sur nos visages sans que nous sachions s’il s’agissait du nôtre ou du leur. Nos uniformes étaient gluants. Et l’horreur de ce que nous faisions nous arrachait des cris. C’était notre vie ou la leur.
Nous étions trop loin, absents depuis trop longtemps, et même quand nous étions chez nous, nous étions absents, la tête pleine de la guerre. Les nôtres ne nous comprenaient plus, nous leur faisions un peu peur. Et nous, pleins des horreurs du front qui nous empêchaient de vivre, nous ne savions plus vivre avec les nôtres. L’arrière préférait oublier, l’arrière nous oubliait, c’était trop dur de penser à nous et de nous attendre. La vie reprenait ses droits. Et nous en étions exclus.