Marie-Hélène Puig

Marie, à cet instant, se sent tellement légère. Aucune pensée pour son téléphone et ses diverses applications, pas de comparaison avec ses amies sur ces satanés réseaux sociaux, pas d’angoisses scolaires ni de harcèlement par des imbéciles.
Sa mère l’observe à la dérobée. Elle est subjuguée par ses yeux marron qui, ce jour-là, pétillent de vie et de malice. La jeune fille vient d’enlever son pull à l’effigie de ses deux rappeurs préférés et Aude sourit en relisant l’inscription sur son t-shirt blanc.
Elle voudrait rendre indélébile chaque moment de cette drôle de journée.
Quelle bonne idée j’ai eue, avec ces trois jours d’évasion !
Comme si elle avait lu dans ses pensées, Marie lève soudain les bras au-dessus de sa tête et ne peut s’empêcher de crier : « Vive les vacances ! »

Son téléphone vibre alors dans sa poche. Elle l’attrape, sourire aux lèvres, et y lit le message qui vient d’arriver. Son visage s’obscurcit aussitôt. C’est sa copine de classe : « Mes parents viennent de lire un mail du CPE du lycée : ils sont convoqués à la rentrée à cause du devoir de physique qu’on n’a pas rendu. Tes parents aussi, j’imagine ? Ça craint ! J’te dis pas l’ambiance à la maison. »

Marie, pâle, se tourne vers sa mère. Leurs regards se croisent, et celui d’Aude s’obscurcit aussitôt, comprenant à l’air qu’arbore sa fille, que la réalité les rattrape.

— Voilà, tu colles bien la pastille ici tu vois, comme ça. Le petit ourson dans le bon sens et le fil vers le bas. Très bien. Encore une, là. Il faut en mettre trois. Axel est appliqué et pose sérieusement ses nouvelles « gommettes » sur la peau de sa petite sœur. Quelle responsabilité ! Il se prend pour un infirmier et semble très fier.
Hélène poursuit d’une voix calme.
— Alors maintenant, on va mettre les fils. Là, tu accroches le fil jaune sur cette gommette, puis le rouge ici, il faut bien appuyer.
— Oh c’est dur ! dit-il en essayant de ses petits doigts, d’enfoncer le fil dans son logement au niveau de l’électrode. Il cherche de l’aide du regard.
Hélène sourit et l’encourage.
— Oui c’est un peu difficile, mais tu te débrouilles comme un petit chef. Bravo Axel !

Les parents assistent à cette scène aussi étrange que belle. L’équipement médical prend la forme d’un jeu, et tout devient plus léger en ce jour inhabituel.
Voir leur petit garçon s’investir dans les soins à sa petite sœur est très émouvant. Il n’a certainement pas tout à fait conscience des enjeux de la situation.
(…)
Éline est sereine, elle respire bien, c’est un bon jour ! Et c’est l’idéal pour la venue, rare, de son frère que les parents essaient de protéger au maximum des angoisses quotidiennes liées à la situation.

Élodie se dirige vers la cabane où se trouve Léa. Certains jours, elle lui chante une chanson. Léa aime bien et, souvent même, elle se laisse aller à fermer les yeux. À condition, bien sûr, qu’Élodie chante à voix basse et ne soit pas trop près d’elle. Et aussi que son parfum ne soit pas trop fort, et qu’elle ne la regarde pas. Sinon, c’est l’angoisse. Dans ce cas, Léa se mord les lèvres, se tord les doigts et peut même devenir violente ou pousser des cris stridents.

Léa est une enfant autiste. Le diagnostic est posé depuis seulement quelques mois. Auparavant, de nombreuses étiquettes lui avaient été attribuées par les enseignants, les médecins, les amis de ses parents, et même des psychologues. Léa était tour à tour qualifiée d’hyperactive avec troubles de l’attention, de psychotique, de paranoïaque, de mal élevée, de caractérielle, de déficiente mentale, de dys-ceci ou dys-celà. Le plus « gentil » trouble qui lui a été attribué est « précoce », du fait de sa mémoire exceptionnelle et de son oreille absolue.

Cela a été difficile pour tous, malgré tout, d’assister à cette dégradation. Mais, pour Lucie, les choses ont été presque naturelles. Elle trouvait des parades à toutes les situations et s’habituait peu à peu à distinguer de moins en moins de détails, puis à vivre dans la pénombre, et pour finir, dans l’obscurité. Ses mains et son corps tout entier sont devenus progressivement ses nouveaux yeux. Elle a expliqué à ses parents que désormais elle pouvait distinguer parfois des lumières dans une pièce, mais qu’elle ne voyait rien d’autre. Le plus difficile a été de lui faire accepter de porter des lunettes noires. Elle n’en comprenait pas l’utilité et disait souvent qu’elles la grattaient. Il a fallu mettre la main sur une paire très légère et au relief original pour qu’elle cesse de rechigner à en porter.
Aujourd’hui, Lucie est non voyante, mais croque la vie à pleines dents.
— Hey, les gars, demain, je vais skier !

Je prends une grande inspiration, aussi grande que l’étau qui serre mon thorax me le permet, et je porte la rose jusqu’à mes lèvres glacées. Je sais que ce geste sera le dernier. Comment le rendre éternel ? Comment le remplir de tout l’amour qui me dévore ? Une brise s’élève, une mésange pépie, la vie ne s’arrête pas ?
J’embrasse les pétales de cette fleur fragile. Est-elle blanche ? Rouge ? Je ne sais plus. Elle est mon cœur en larmes. Il faut bien, alors je la lâche…
Sont-ce des larmes ? Sont-ce des câlins ? Les premiers pétales se déposent, et commencent à couvrir le petit berceau de bois clair. Ce sera l’ultime couffin de notre Éline, qui n’aura partagé que cent jours avec nous.
La vie qui lui était réservée reste un mystère. Mais jamais je ne me lasserai de l’imaginer.

Malgré la douleur, les opérations et les médicaments, Margot garde foi en la vie et a le don de savoir profiter de tous les moments de réconfort dont elle peut user. Jamais elle ne se plaint, ou si brièvement. Parfois c’est même elle qui nous porte, comme avant-hier alors que nous étions désemparés :
— Mais qu’est-ce que vous avez ? Ça va, hein ! C’est pas parce que je suis un peu pâlichonne que je vais me laisser faire ! Et je compte sur vous pour m’embarquer sur l’eau très bientôt !
Sur l’eau. Notre deuxième maison. Notre passion commune. Il y a encore quelques semaines, lors d’une période de rémission, Margot a pu remonter sur notre voilier. Elle manquait de force mais son sourire était éclatant.

Maman croit toujours que je dors quand je plonge dans mes pensées. Elle ne soupçonne pas mon secret. J’ai appris à faire ça au retrait des drains quand les infirmières m’ont proposé une séance d’hypnose. Elles m’ont dit de penser à un moment heureux et je n’ai quasiment pas senti le soin. Depuis, je m’entraîne à entrer dans cet état quand j’en ai besoin. Je ne sais pas trop comment l’expliquer. C’est un peu comme un rêve alors que je ne suis pas vraiment endormie.
J’aimerais tellement retourner à l’école ! Quand je pense que certains n’aiment pas les cours. Moi j’adore et mes amis aussi. C’est tellement vivant, on ne s’ennuie jamais.

Juliette, du haut de ses 4 ans, ouvre grand la bouche et essaye d’avaler les petites étoiles neigeuses, peut-être pour devenir la princesse des glaces de ses rêves. Ses yeux pétillent, ses joues sont roses, elle respire l’énergie et la joie de vivre.
Je m’éloigne d’eux un instant. Mon regard va de l’un à l’autre alors qu’enfle mon cœur. Mes chers enfants, je vous aime tant ! Quel bonheur de vous voir si joyeux !
Mes yeux finissent par se poser sur Juliette et sa folle valse de neige. Une pensée m’assaille, sans que je ne sache pourquoi. Ma gorge se noue, alors que je songe :  et si elle n’existait pas ?