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Citation de Charybde2


Tout est détaillé dans le rapport de police que Nora a sous les yeux : les balles de 9 mm dans le crâne des braqueurs, les casiers longs comme le bras des cinq cagoulés, les voitures calcinées retrouvées à proximité, le cadavre du chauffeur allongé dans le coffre, les traces de pneus de deux autres camions-citernes identifiées sur les lieux, l’enquête dans une impasse.
Sept morts au total, ça fait tache.
Même si, en vérité, Nora s’en fiche.
Il se fiche des braquages et des morts – ça, c’est le boulot de la criminelle. Il se fiche de l’ammoniac. Il se contrefiche de Yara et des états d’âme de ses dirigeants. Il n’est pas là pour juger qui que ce soit. La justice française est faite pour ça. Nora est dans le camp de ceux qui appliquent la loi.
Lui, ce qui l’intéresse, ce sont les causes et les conséquences dissimulées.
Les usines de Yara fabriquent à grande échelle tout un tas d’immondices chimiques telles que de l’ammoniac, de l’urée, des nitrates, des produits azotés, ainsi que de l’acide phosphorique et des phosphates. Leur principal client : l’agriculture intensive moderne, celle du rendement et des gros profits, dont les producteurs de tabac et les cigarettiers, parce que sans ça, les plantes pousseraient trop lentement et les clopes auraient un goût de paille séchée.
Or, aucun cagoulé ne braque les convois de phosphate ou de nitrate.
Pourquoi ?
L’employée qui lui sert son expresso connaît sa leçon par cœur. Elle est aussi calée en ammoniac qu’elle est nulle en café. Elle est passée à côté d’une vocation de chimiste. Elle lui explique tout, en long, en large et en travers. Elle pèse chacun de ses mots :
– L’ammoniac est une denrée abondante et stratégique.
Les usines de « recon » fonctionnent comme des usines de pâte à papier ou des labos d’héroïne. « Recon » comme reconstitution. Des feuilles de tabac sont écrasées et transformées en pâte dans d’énormes cuves, puis transformées en plaques de 3,70 m de large qui, après séchage, sont aspergées de nicotine et de divers arômes et conservateurs. En cuisine tabagiste, c’est ce qu’on appelle le sauçage. De l’ammoniac y est ajouté pour favoriser la transformation des feuilles et rendre la fumée moins acide. Le résultat est un arôme sucré délicieux qu’on nomme american blend, davantage chargé en nicotine. Le résultat, c’est tout simplement le tabac blond, celui qui est fumé par des centaines de millions de consommateurs dans le monde.
Voilà pourquoi l’ammoniac est précieux.
Comme il fallait s’y attendre, les comptables de la SEITA ont cherché à faire traîner pour indemniser la société Yara en compensation des stocks partis en fumée, au motif que les sept braquages n’étaient pas de leur fait et ne relevaient pas de leur responsabilité.
Bien sûr, l’argent n’est pas le problème. Les sept morts non plus. Le problème, c’est le manque à gagner à court terme et la perte de parts de marché. Car les fumeurs n’attendent pas. Ils se comportent comme des junkies impatients, en manque de leur dose quotidienne. Si leurs cigarettes blondes ne sont pas disponibles, ils se rabattent sur une autre marque. Chaque camion-citerne brûlé, ce sont des millions de cigarettes que les Français ne fument pas aujourd’hui et qu’ils achètent à la concurrence.
Évidemment, les avocats de Yara ne l’entendent pas de cette oreille. Ils soupçonnent une manoeuvre de leurs concurrents visant à déstabiliser le marché ou une magouille financière de la SEITA, peut-être même une entente entre la SEITA et l’un de leurs concurrents pour faire baisser le prix de l’ammoniac. Qui sait ? Ça s’est déjà vu. Ils portent donc plainte, huit mois après le premier vol d’ammoniac. C’est là que Nora et la brigade financière interviennent.
Quelqu’un en voudrait-il à Yara ?
Une entité capable d’organiser sept braquages avec le matériel, la logistique et les méthodes de professionnels, et, pour ce faire, susceptible d’assumer sept morts violentes.
Nora s’étire et se frotte les yeux. L’employée lui sert un autre café. Nora décline. Il n’apprendra plus rien ici. Il referme le carnet de commandes qu’il était en train de consulter et ramasse ses affaires. L’employée fait mine d’être contrariée. Nora a une idée dont il se garde bien de lui parler.
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