Pour celles et ceux qui me suivent depuis quelque temps, vous connaissez mon goût, pour ne pas dire ma passion, pour les tankas, ces courtes poésies japonaises ancêtres des haikus, au format métrique bien précis (5/7/5/7/7) et dont les trois premières lignes décrivent une situation, tandis que les deux dernières permettent un pas de côté, et visent à étonner le lecteur, à le surprendre. Pour plus de détails sur cet art poétique, je vous invite à aller lire mon billet sur l'auteur de référence en la matière : Akiko et son splendide « cheveux emmêlés ».
Les lèvres litchis est un recueil contemporain de tankas exactement comme je les aime, où s'entrelacent poésie et sensualité, dans une chaleur et torpeur exotique. Une histoire d'amour exprimée en 53 tankas où sensations du corps et vibrations de l'âme sont en harmonie avec la nature (lagons, alizés, faune et flore) ou à sa merci (ouragans, éruptions volcaniques)…
Plus qu'une longue critique, rien de mieux que de vous en offrir quelques-uns :
Juste avant qu'il vienne
Limer mes ongles et les peindre
Lunules nacrées
Pas une seule épine
Pour ta tige de jade
Sur la nappe blanche
Les fleurs du frangipanier
Fraîches du matin
Des robes virevoltantes
S'échappent d'autres parfums
Pluie tropicale
glissant sur les feuilles de songe
l'eau pure des perles
combien léger à mon cou
le collier de tes baisers
Enfin, vous offrir quelques tankas personnels, en écho au beau livre de Martine Gonfalone-Modigliani :
Je me confectionne
une jolie robe rouge
en fibres de manque
elle fait corps avec mon être
et épouse le néant
Lentes arabesques
quand l'arôme de nos chairs
pénètre la nuit
faisant vibrer, arcs tendus
nos haleines dévêtues
Turquoise dès l'aube
Parmi les feuillages bleus
Ton visage blême –
Crépusculaires instants
Éteignant l'obscurité
Une belle maison d'édition pour découvrir cette forme poétique !
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préface de Luce Pelletier
Le renga, la poésie en chaîne à la japonaise, a plus de mille ans. Les règles, même nombreuses et parfois complexes, sont fondées sur l’idée d’enchaînement par déplacement de sens d’un verset à l’autre. Le renga est habituellement une œuvre collective qui présente une structure thématique pré-déterminée ou est écrit sous la direction d’un renkushi (maître) qui détermine les thèmes au fur et à mesure de l’écriture. Les variantes de renga inventées au cours des siècles sont également basées sur la longueur du poème. Par exemple, le tan-renga (la plus courte) et des suites plus longues dont le hyakuin (100 versets).
Mots de l’entre deux ne se conforme pas à toutes ces caractéristiques; puisque chaque poème dialogique de Gonfalone-Modigliani et Simon est axé sur un sujet en particulier et le résultat de leurs échanges est libre d’une structure thématique pré-déterminée ou dirigée. Ce qui correspond d’un peu plus près au gunsaku qui se définit par rapport au sujet déployé à travers les versets du poème, qui sont d’un nombre indéterminé au départ.
Un gunsaku présente des haïku ou des tanka écrits sur un même sujet (dai) – tout comme le rensaku – ou dans un même lieu. Alors que le rensaku regroupe les versets sans tenir compte de l’ordre dans lequel ils ont été écrits – l’ensemble ne présentant pas nécessairement d’enchaînements d’un verset à l’autre - le gunsaku présente les poèmes dans l’ordre où ils ont été créés et peuvent présenter des enchaînements.
Martine Gonfalone-Modigliani et Patrick Simon nous offrent dans ce recueil de beaux exemples de cette forme plus libre dérivée du renga : ils s’attardent sur un certain nombre de thèmes qu’ils explorent avec délectation en utilisant le déplacement distinctif du renga.
Leur composition se pimente aussi d’autres techniques dont, entre autres, la répétition de mot, particulière à l’époque antique de la poésie japonaise (1), datant du VIIIe siècle. La répétition est toutefois souvent appliquée ici au premier degré. Il est intéressant de noter que la société occidentale à vécu également une période de son histoire où répétition et déplacement de « perspective » ont caractérisé la description (scientifique) de la réalité au Moyen Âge (2). D’une certaine façon, donc, notre appréciation de la poésie à la japonaise et notre goût d’en écrire a quelque chose à voir avec nos qualités perceptuelles en tant qu’humains, tout simplement.
Dans une lettre
entre les mots la trace
des secrets du cœur Martine Gonfalone-Modigliani
au dehors autre trace
une morsure du froid Patrick Simon
Là, sur le papier
traces de ton passage
et sur la neige Patrick Simon
Mots de l’entre deux nous réserve quelques autres surprises. Parfois, afin de traduire leur pensée, les auteurs, au lieu de composer un nouveau verset, osent parfois citer des poèmes d’auteurs anciens. À la lecture de ceux-ci, on peut s’étonner de l’âge d’un poème tant la fraîcheur et la contemporanéité des sujets abordés sont frappants : plusieurs ont su dépeindre avec justesse le lien profond reliant l’humain à ce qui l’entoure. Bien entendu, ces poèmes d’auteurs anciens ne sont pas présentés dans « l’ordre dans lequel ils ont été écrits ». Ils sont présentés dans l’ordre dans lequel ils ont été « choisis ». Petite entorse, direz-vous à cette forme poétique?
dehors brille la neige
et je souffle sur vos doigts Patrick Simon
à l'ombre des fleurs
même un parfait étranger
ne l'est déjà plus Issa (3)
doigts tiennent ce fil d'argent
que votre souffle a tissé Martine Gonfalone-Modigliani
N’en reste pas moins qu’à travers leurs savoureux dialogues, Martine Gonfalone-Modigliani et Patrick Simon nous dépeignent tour à tour des portraits (Geisha : finesse et raffinement) et des atmosphères (Solitudes), ou explorent les diverses facettes d’un concept (Corrida) ou d’émotions (Entre deux). Se répondant de part et d’autre à travers la toile du Web, nos auteurs puisent dans leurs expériences individuelles, s’inspirant de ce qui les entoure dans l’immédiat et de leurs souvenirs. Ils nous offrent aussi des échanges plus personnels sur le ton plus intime de la conversation.
Des coquelicots
à perte de vue et moi
égaré ici Patrick Simon
tu franchis cette mer rouge
presque soulevé de terre
Baisse un peu les yeux
le peuple de l’herbe grouille
et tu te crois seul ! Martine Gonfalone-Modigliani
Les formes de poésie japonaises et les nombreuses règles pensées au cours des siècles sont une source sans fin d’exploration et de découvertes pour les poètes contemporains. D’expérimentations aussi. En fait, existe-t-il une école contemporaine occidentale d’écriture à la japonaise ? Est-ce que les poètes qui l’étudient et échangent leurs œuvres sont en train de la créer ? Les formes japonaises de poésie se sont développées pendant mille ans en vase clos, alors qu’aujourd’hui, l’occident (si nous ne parlons que de l’occident) est un monde éclaté dont la communauté se définit par les multiples liens individuels de bribes de culture partagée et de moyens de communication qui permettent des échanges particuliers à de vastes distances; la langue même devenant de moins en moins un obstacle.
Les poètes de haïku, de tanka et de renga de toutes formes se rencontrent – dans leurs poèmes –cela nous permet de constater que cette écriture nous ramène à la qualité essentielle de notre lien à notre environnement quel qu’il soit avec une saveur toute réconfortante d’humanité et de simplicité.
(1) Sumie Terada, Figures poétiques japonaises – La génèse de la poésie en chaine, Bibliothèque de l’Institut des Hautes Études Japonaises, 2004, p.53 et suiv.
(2) À cet effet, le lecteur peut se référer à Michel Foucault, Les mots et les choses, une archéologie des sciences humaines, Gallimard, 1966.
(3) Kobayashi Issa est un prolifique poète japonais ayant vécu de 1763 à 1827.
Luce Pelletier
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