j’espère que tu as fini par t’endormir, et que tu ne m’entends pas te raconter tout ça, mon pauvre fils, j’espère même que tu dors sur tes deux oreilles et que tu ne m’entends pas te déballer dans le détail l’histoire de notre aventure coloniale, comme si c’était vital pour moi de forcer ma nature et d’accepter le grand déballage de mes fautes, car fautes il y a
les grillons ont beau chercher à m’entortiller la mémoire en répétant la note têtue de leur rengaine nocturne au seuil de la porte qui marque la frontière entre eux et moi, ils ne sauraient me convaincre du contraire
oui fautes il y a, dans la mesure où je n’ai pas su comprendre que je n’avais rien à faire sur ces terres africaines, rien à conquérir, rien à construire, rien à espérer, surtout pas une vie meilleure, car l’Algérie était bien incapable de m’offrir quoi que ce soit
Léon, si je ne m’étais pas laissée berner par la France, vous seriez tous encore en vie et tous autour de moi, alors ne m’en veux pas de te raconter ce qui se raconte et ce qui ne se raconte pas dans la vie d’une femme, c’est l’heure de mon grand déballage
l’heure de forcer ma nature, de ravaler mes pudeurs, et de ne pas avoir peur d’être grossière si c’est nécessaire
mais j’espère quand même que tu ne m’entends pas te raconter tout ça, mon pauvre fils