Mathieu Rochelle

- Vous voulez que je vous dise ce que je pense, Capitaine Hiver ? Vous êtes toujours un homme d'honneur, mais avec votre propre code. L'important n'est pas ce que vous dites, mais ce que vous taisez. Dans chacune de vos déclarations sur l'attaque, vous n'avez jamais mentionné que les meurtriers étaient Istriens.
Ellis se servit une nouvelle tranche de jambon.
- Je n'ai pas non plus mentionné que j'avais respiré lors de l'assaut, dit-il. Suis-je secrètement un diable des mers ?
- Croisé avec un démon des sables.

- Pour ma part, je déteste cette méthode. Elle est longue, fastidieuse et inutilement salissante. Le sang vous gicle dessus, vous en avez dans les yeux, tout devient glissant et poisseux, c'est un beau bordel. La souffrance pousse les gens à crier et à supplier, vous devez les écouter geindre et appeler à l'aide. La plupart du temps, dans des tons tirant vers les aigus. Ça vous colle un mal de crâne... Alors que si vous savez ce que vous faites, vous pouvez inculquer à la personne interrogée qu'il est dans son intérêt de parler. Et tout ça sans en foutre partout. Le sang, c'est banal. Tout le monde a déjà vu le sien couler. Par contre, les gens sont plus étonnés quand leur propre corps commence à se déformer sans générer de douleur.
Lysandre laissa passer un léger silence en faisant tourner la lame dans sa main, aussi bien pour l'effet que pour débloquer ses articulations. Son prisonnier, attaché sur une chaise face à elle, la fixait d'un air de défi. Elle reprit dans un soupir :
- Vous ne voulez pas répondre à mes questions avant que je débute, par hasard, Capitaine Turdieu ? Ça nous ferait gagner du temps à tous les deux.
Le marin leva un œil mauvais vers Lysandre et se contenta de cracher au sol.
Très théâtral...

- Comment s'est déroulé votre petit tête-à-tête avec l'enquêteur ? lança Lysandre depuis le fond du couloir.
- Très bien. Il y avait du vin et de la nourriture chaude. Malheureusement, l'orchestre n'a pas pu se libérer.
- Vous avez une meilleure voix.
- Je vous l'ai dit. Il y avait du vin et de la nourriture. Je me sens beaucoup mieux.
- L'Invincible ne boit pas d'alcool, d'après les journaux.
- Mais l'Invincible mange. Avec un peu de chance, il tentera la même technique lors de votre interrogatoire. Attention, à la fin, il jette le plateau contre le mur pour vous déstabiliser.
- J'aurais surtout besoin d'égorger une personne ou deux.
- La prochaine fois, je demanderai à être emprisonné avec quelqu'un de moins timbré.
- Vous risqueriez de vous ennuyer.

Le capitaine Fraume étudia longuement Harry, puis se tourna vers Ellis qui masquait un petit sourire en coin.
- Vous avez là des hommes très particuliers, Capitaine.
Celui-ci s'apprêtait à répondre quand Anne prit la parole.
- Il n'est pas si extraordinaire que ça, vraiment.
- Baïla taïel, soupira Linus.
- Faïssitur esstaïel... essaya Anne en réfléchissant entre chaque mot.
- Mes potirons sont endommagés ? traduisit Linus, les yeux écarquillés.
- Tu sais très bien ce que je veux dire.
Ellis se massa le front alors que Linus corrigeait la prononciation de la sergente Trimwel.
- En effet, Capitaine Fraume. Des hommes très particuliers... très particuliers...

Son passé défilait et la retenait dans un cauchemar sans fin. Prisonnière, elle suffoquait, se battait, chutait. Son esprit se morcelait, la replongeait dans des souvenirs intenses pour les lui dérober ensuite. Une colère bouillait en son sein. Non, plus que ça. De la rage. La première personne qui tomberait sous sa main serait mise à mort, car elle n'était plus rien, ne ressentait plus rien, sauf cette haine aveugle. Son monde se résumait à ce courant sombre qui l'emportait pour la remodeler.

Encore à appuyer là où il ne fallait pas. Si elle s'associait à Roméo, ces deux-là pourraient devenir le plus grand duo d'emmerdeurs que les terres de l'Est aient jamais connu.

Dans le bar, les trois intrus s'avançaient vers la masse hurlante qui se défendait à renfort de bouteilles, chopes et chaises. Grison massacra une première personne d'un coup de taille, évita un verre, puis transperça deux vieillards. Il repoussa une table et abattit son épée, encore et encore, jusqu'à ce que les râles cèdent leur place au rugissement du vent qui s'infiltrait à travers la fenêtre brisée.

- Je dois aller voir le roi, dit Ellis.
Sans plus de cérémonie, il se dirigea vers la sortie.
- Je viens avec vous, dit la tailleuse en se plaçant à côté de lui.
- Je vais vous enfoncer votre dague dans l'œil.
- Je ne suis pas sûre que ça me tue, pour être honnête.
Ellis se pinça l'arête du nez.
- Et puis j'en ai d'autres, de toute façon, continua-t-elle.

Celui-là... il allait devoir lui inculquer la sagesse plus tôt que prévu.

- Un jour, il faudra que tu m'expliques comment tu fais ça.
- Tu veux dire, ouvrir les yeux ? C'est complexe.
[Kevell et Tige]