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Citation de Cielvariable


La place Saint-Marc était envahie par les pigeons. Des centaines de pigeons : gras, gris, grouillants et silencieux, picorant les miettes de sfogliatelle et de pane uva laissées par les touristes insouciants. Il était midi, mais le soleil était caché par les nuages et un voile lugubre s’était abattu sur la ville. Les gondoles s’alignaient le long des quais, vides, avec leurs gondoliers en maillot rayé appuyés sur leurs perches, attendant des clients qui n’arrivaient pas. La marée était basse, et la marque sombre des hautes eaux était visible sur les façades.

Theodora Van Alen posa les coudes sur la table de café bancale et mit la tête entre ses mains, le bas du visage caché dans son grand col roulé. C’était une vampire sang-bleu, la dernière des Van Alen, une famille new-yorkaise qui avait jadis connu la splendeur et dont l’influence et les largesses avaient joué un rôle capital dans la fondation de la Manhattan moderne. À une lointaine époque, le nom de Van Alen avait été synonyme de pouvoir, de privilèges et de puissance. Mais c’était il y avait bien longtemps, et depuis des années la fortune familiale se réduisait comme peau de chagrin : Theodora avait plus l’habitude de racler les fonds de tiroir que d’écumer les boutiques. Ses vêtements – col roulé noir remonté au-dessus des lèvres, leggings coupés, gilet pare-balles de l’armée et vieilles bottes de moto – venaient tous de surplus et de friperies.

Sur n’importe quelle autre fille, cette tenue déguenillée aurait eu l’air d’appartenir à une clocharde en maraude, mais sur Theodora elle devenait parure de reine et faisait ressortir son visage en forme de cœur et ses traits délicats. Avec son teint ivoire, ses yeux bleu profond et son opulente chevelure aile-de-corbeau, c’était une créature remarquable, indiciblement jolie. Sa beauté avait une aura encore plus bienfaisante lorsqu’elle souriait, mais cela avait peu de chances de se produire ce matin-là.

— Souris, dit Oliver Hazard-Perry en portant une petite tasse d’espresso à ses lèvres. Quoi qu’il arrive, ou non, ça nous aura au moins fait des petites vacances. Et puis la ville est sublime, non ? Allez, reconnais quand même que Venise, c’est carrément mieux que le labo de physique-chimie.

Oliver était le meilleur ami de Theodora depuis l’enfance. C’était un grand jeune homme élégant, dégingandé, aux cheveux flottants, au sourire facile, doté d’un doux regard noisette. Il était son confident, son complice et, comme elle l’avait récemment appris, son Intermédiaire humain. Traditionnellement, les Intermédiaires étaient les assistants des vampires, des sortes de serviteurs de luxe. Oliver s’était révélé précieux pour les amener de New York à Venise en si peu de temps. Il était parvenu à convaincre son père de les laisser l’accompagner en voyage d’affaires en Europe.

Malgré les paroles encourageantes d’Oliver, Theodora était d’humeur maussade. C’était leur dernier jour à Venise et ils n’avaient rien trouvé. Le lendemain, ils s’envoleraient pour New York bredouilles, et leur voyage aurait été un échec complet.

Elle se mit à arracher l’étiquette de sa bouteille de San Pellegrino, en prenant soin de la déchirer en une longue et fine bande de papier vert. Elle n’était pas prête à renoncer si vite, tout simplement.

Presque deux mois plus tôt, la grand-mère de Theodora, Cordelia Van Alen, avait été attaquée par un sang-d’argent : les sang-d’argent étaient les ennemis mortels des vampires sang-bleu. Theodora avait appris de sa bouche que, comme les sang-bleu, les sang-d’argent étaient des anges déchus, condamnés à vivre leur vie éternelle sur Terre. Toutefois, à la différence des sang-bleu, les vampires sang-d’argent avaient juré fidélité au prince des cieux en exil, Lucifer en personne, et avaient refusé de se plier au Code des vampires, un règlement éthique draconien dont les sang-bleu espéraient qu’il leur permettrait un jour de regagner le paradis.

Cordelia était la tutrice légale de Theodora. Cette dernière n’avait jamais connu ses parents : son père était mort avant sa naissance, et sa mère était tombée dans le coma peu après lui avoir donné le jour. Pendant la plus grande partie de son enfance, Cordelia s’était montrée froide et distante avec elle, mais c’était la seule famille qu’elle eût au monde et, pour le meilleur et pour le pire, elle avait aimé sa grand-mère.

— Elle était sûre qu’il serait ici, dit Theodora d’un air abattu en jetant des miettes de pain aux pigeons qui s’étaient rassemblés sous leur table.
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