Mélusine Huguet

Elle avait toujours aimé se faire belle, s’occuper de sa peau, de son teint, de ses yeux, sans jamais trop en faire. Cependant, elle avait encore été plus minutieuse que d’habitude car elle voulait souligner la singularité de ce jour, et que sa saveur résonne longtemps dans leur mémoire à tous les deux. Elle s’était affairée dans le dressing, et avait choisi une robe qui mettait particulièrement ses courbes en valeur et qu’Antoine aimait beaucoup. Ce qu’elle avait voulu avant tout, c’était lui faire plaisir. Elle avait laissé ses cheveux détachés. C’était ainsi qu’Antoine la préférait. Il disait que cela faisait ressortir sa féminité, il adorait lui caresser les cheveux. Lorsque enfin tout avait été prêt, Jade était entrée dans la salle de bains, et s’était occupée de la touche finale.

Sa joie était telle qu’elle voulait y mettre tout son cœur, qu’Antoine se souvienne toute sa vie de ce moment. Plus que tout, elle voulait ajouter ce jour à la liste des moments marquants de leur amour.

Ce n’était pas la première fois.
Ce n’était pas la première fois que Jade portait un enfant.
Il y avait eu ce débordement de bonheur avant que tout ne s’arrête brutalement et la laisse exsangue. Elle se souvenait de ce jour particulier où, ne tenant plus, elle avait partagé ce si précieux secret avec Antoine.

Quand quelque chose la contrariait, elle avait besoin d’en parler, encore et encore, jusqu’à ce qu’Antoine soit parfois obligé de l’arrêter. Pourtant, voilà un an que Jade n’était plus la même et, depuis deux mois, c’était tout juste si elle ne se murait pas dans le silence.

Il avait simplement besoin d’être rassuré, cela faisait quelque temps qu’il la trouvait distante. Il avait besoin d’elle. Besoin de la sentir, de la toucher, de la protéger. Besoin qu’elle s’ouvre enfin à lui. Ils n’avaient jamais connu une aussi longue période sans se parler, sans se parler vraiment.

Comme si ce bébé qu’elle mettait un point d’honneur à ignorer depuis plusieurs semaines prenait subitement une réalité. Et comme le poids de cet enfant se faisait ressentir, les nausées se manifestèrent pour un deuxième round. Si son esprit la leurrait en ignorant cette nouvelle, son corps la trahissait.

Elle avait tellement voulu cet enfant qu’elle en avait idéalisé sa future grossesse. Et maintenant qu’elle y faisait face, elle ne ressentait que de la détestation. Elle ne voulait pas qu’un autre décide à sa place de ce qu’elle était libre ou non de faire. Alors elle faisait taire la petite voix en elle qui la sommait de se comporter différemment et continuait simplement comme avant.

Ils ne faisaient plus très souvent l’amour, ces derniers temps. Il la rejoignit simplement dans la salle de bains et la prit dans ses bras alors qu’elle se démaquillait. Silencieux tous les deux, ils se regardaient en se serrant l’un contre l’autre. La parole n’était pas toujours nécessaire entre eux ; parfois, c’était en ne se disant rien qu’ils se comprenaient le mieux. En un regard complice, ils pouvaient lire en l’autre aussi clairement et distinctement que s’ils s’étaient parlé. Et pourtant, ce soir-là, c’était loin d’être le cas.
Ils n’étaient pas seulement deux à se câliner en cet instant. Comment Antoine aurait-il pu s’en douter ?

S’intéresser à eux, c’était également s’intéresser à Antoine, d’une manière détournée, et inconsciemment, Jade voulait faire les choses au mieux pour que tout le monde l’apprécie. Cependant, malgré ses tentatives, elle n’avait jamais réellement accroché avec cette bande qu’elle trouvait immature. Leur passe-temps favori ? Boire et parler de filles, comme si elle n’existait pas. Alors évidemment, lorsque l’on connaissait Jade et son engagement féministe, cela ne faisait pas bon ménage. Progressivement, elle avait cessé de venir, laissant carte blanche à son homme pour ses soirées entre potes auxquelles elle ne prenait aucun plaisir.

Des secrets de famille, des situations cocasses, des blagues racontées par ses collègues… Antoine trouvait toujours quelque chose pour alimenter la discussion. Ce qui était d’ailleurs toujours apprécié lors des dîners de famille ou des repas entre copains. Il était de nature sociable et bavarde, ce qui lui avait valu d’être très rapidement intégré par la petite bande d’amis de Jade et Louise.

Elle n’était pas très croyante, mais elle aimait les rituels et la solennité des églises l’y aidait beaucoup. Ce soir-là, pourtant, Jade le surprit en refusant d’entrer dans le monument qu’elle affectionnait tant.

Il était de ces gens qui aiment embellir le quotidien de ceux qui les entourent en multipliant les petites attentions, tantôt un bouquet de fleurs, tantôt un petit cadeau, et toujours beaucoup de mots doux. Pour autant, il n’était pas non plus prêt à tous les sacrifices et n’aimait pas se faire marcher dessus.

Elle était entourée d’élèves provenant d’univers très différents, et les inégalités qui les touchaient étaient déjà frappantes à cet âge. Jade faisait de son mieux pour leur donner les mêmes armes, afin que chacun ait ses chances de réussir dans la vie.
Peut-être qu’un élève perturbateur lui donnait du fil à retordre ? Peut-être avait-elle été confrontée à un problème de discipline ? Antoine savait que c’était ce qu’elle redoutait le plus. À 10 ans à peine, les enfants pouvaient avoir un sacré répondant.

Lorsqu’ils s’étaient rencontrés, Antoine était tombé amoureux de l’idéalisme dont Jade était empreinte. C’était une femme qui s’investissait corps et âme. Ne supportant pas l’injustice, elle faisait tout ce qui était en son pouvoir pour lutter contre les discriminations, et avait à cœur de défendre les inégalités, grandes ou petites. Antoine aimait son indignation permanente qui lui permettait de sans cesse remettre en question la société. Elle menait de front tant de combats à son échelle !
Pourtant, depuis quelque temps, son énergie avait disparu et cédait la place à un état de mélancolie inhabituel.

Et je tiens surtout à vivre chaque jour comme s’il était le dernier, afin de profiter de tout instant comme s’il allait s’évaporer. Avoir conscience de la chance que j'ai d’être vivante parmi l’éphémère de l’existence.

Je veux œuvrer pour le bonheur des gens que j’aime. Je veux donner mon maximum pour les rendre heureux. Je veux leur faire sentir qu’ils comptent pour moi, je veux agir pour eux comme j’aimerais que l’on agisse pour moi. Pour n’avoir aucun regret le jour de ma mort. Est-ce égoïste de ma part d’encore et toujours tout rapporter à moi ? Je me sens mièvre en écrivant ceci, et pourtant, j’aimerais tant réussir ma vie en m’investissant pour les autres…

L’idée que ce ventre abritait un autre être vivant était bel et bien parvenue jusqu’à elle. Elle avait tant rêvé de ce moment, tant espéré ce jour où elle aurait enfin pu annoncer l’heureuse nouvelle à Antoine… Pourquoi fallait-il que la vie complique toujours tout ? C’était comme si son propre corps ne lui appartenait plus, comme s’il était désormais celui de quelqu’un d’autre. Elle n’était qu’une âme qui habitait cette coquille vide.

C’est avec cet homme-là que j’aurai un enfant un jour. » Cette réflexion lui était arrivée spontanément, naturellement. Et c’est exactement ce qui était sur le point d’arriver d’ici quelques mois.

Après tout, Louise adorait répéter que son cousin était le premier ami que la vie lui avait offert ! Et c’est ainsi qu’ils avaient fait connaissance. Le courant était tout de suite passé entre eux, mais Jade sortait d’une histoire douloureuse et ne se sentait pas prête à s’investir immédiatement dans une nouvelle relation. Ils s’étaient recroisés par hasard, quelques semaines plus tard, dans une librairie parisienne. Antoine lui avait proposé d’aller boire un verre, Jade avait hésité. Bien sûr, elle l’avait remarqué et avait déjà craqué sur ses beaux yeux verts. Mais c’était le cousin de Louise, elle ne pouvait quand même pas jouer avec un membre de la famille de sa meilleure amie… Jade avait finalement accepté, se disant qu’elle était une grande fille et que Louise ne lui en voudrait certainement pas. De fil en aiguille, les sentiments étaient venus. Et depuis, leur couple s’était imposé comme une évidence. Antoine, lui, avait tout de suite su.

Ils avaient toujours su se réserver des moments d’intimité parmi le tumulte de leur vie dans la capitale. Un parfait équilibre entre leur vie sociale et leur vie de couple. Ils savaient profiter du temps passé avec leurs amis pour mieux savourer leurs moments tous les deux.