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Citation de michelcombebellin


Michel Bellin
CARILLON POUR L’AU-DELÀ

Nouvelle


En cette soirée de Pâques, Julius se sentait plus seul, plus désespéré que jamais. Depuis belle lurette il dépérissait, sans doute faute de combustible : lui, le professionnel de la charité, n'avait jamais aimé, jamais été aimé. Cinq ans après son ordination, il était devenu une sorte de jeune mort-vivant et après tant et tant d'années de piété et d'ascèse, tout en son cœur n'était que friche, péché virtuel et amour de synthèse. Monsieur l'abbé se consolait en faisant bien son boulot, fonctionnaire réglo et ventriloque très pro. Il avait même consenti à remettre une soutane. Au troisième millénaire, surtout dans ce bourg paumé, il se disait que les cathos nostalgiques ont besoin de repères et que ce long fourreau noir serait peut-être son armure contre les assauts du doute. Bref, au soir de Pâques, Julius poussa anéanti la lourde porte de son église : il venait rejoindre l’Ami tapi dans l'ombre.
C'était un gisant dans une chapelle latérale, à gauche de la nef. Un Christ en marbre de près de deux mètres. Les guides touristiques ne le mentionnaient pas ; la statue n'étant qu'une copie tardive, dans un mélange de styles que les experts jugeaient décadent. Julius en était à la fois dépité et ravi, se réjouissant in petto de cet ostracisme : car c'était “son” gisant, “son” Christ à lui, “son” grand Jésus chéri. Il venait le contempler de nuit pour la première fois. Jamais il n'avait osé jusqu'à ce jour, une telle visite lui semblant inconvenante, peut-être trop risquée. Mais ce soir, sa solitude et son désespoir étaient tels qu'il avait ressenti le besoin viscéral de le voir en toute intimité, de se vider l'âme au pied du spectre de pierre.
Le plus souvent, Julius se contentait, à la fin d'un office (une fois qu’Alicia, la vieille sacristine, eût achevé ses interminables patenôtres) de faire un détour par la chapelle latérale pour y contempler la nudité incorporelle de son Ami. Puis, très furtivement, après s'être assuré que l'église était enfin vide, il caressait du bout des doigts l'Homme-Dieu sublime, en laissant glisser sa main depuis le front lisse jusqu'aux orteils glacés. La seule audace qu'il s'était autorisée l'an passé, juste après les vêpres (il n'avait jamais osé avouer le sacrilège à confesse) : en geste d'hommage muet, il avait égrené une fleur de pivoine sur le grand corps livide, avait parsemé un à un les pétales sanguins sur la poitrine et le ventre opalescent. Mon Seigneur et mon Dieu ! L’abbé en avait été si troublé, si violemment remué, que les larmes lui étaient venues et que, sous son aube, il avait impudiquement senti l'Ascension précéder les Rameaux ! Pauvre Julius ! Esseulé, prématurément desséché, bêtement condamné à vingt-huit ans à l'écartèlement de la frustration, gardant pourtant la nostalgie de son unité perdue, de l'harmonie volée par les bons Pères…
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