Les obus aveugles qui transformaient des êtres humains en pantins désarticulés, quand ce n’était plus seulement que des membres horribles et sanglants, d’os entourés de chairs abîmées qui ne permettaient pas de les identifier. Des êtres humains, hier encore de jeunes gens qui s’ouvraient à la vie, aimaient, écrasés dans le sang et dans la boue, crevés, bras et jambes arrachés dans un massacre quotidien dont la seule vue peut rendre fou.
À vingt ans passés il avait connu de petites histoires d’amour, ce n’étaient que des flirts agréables mais sans importance, qui s’étaient défaits avant d’être construits. Et, la veille au soir, avant que le sommeil ne gagne la partie, ses pensées étaient allées vers cette jeune fille, ce long échange qu’ils avaient eu et qui l’avait éclairé sur sa personnalité. Elle est courageuse, intelligente et sait tout à fait ce qu’elle veut atteindre dans sa vie, pour ses dix-neuf ans, ce sont de belles qualités. Et ce matin, dès le réveil, c’est l’image d’Hannah qui lui était apparue, il ne l’avait pas chassée. Et puis toute cette matinée, il s’était impatienté en attendant l’après-midi pour la retrouver.
Il était rare qu’un officier supérieur condescende à discuter avec un simple sous-officier de sujets autres que ceux imposés par le service. Brochard, lui, privilégiait les qualités humaines plutôt que les galons portés par ses interlocuteurs. Il s’était pris d’intérêt pour le jeune homme, il le trouvait non seulement très qualifié, mais aussi, intéressant pour ses points de vue sur le métier et sur la vie en général. Il avait décelé en lui la petite flamme patriotique. En ces temps bouleversés, elle était d’importance et bienvenue pour l’avenir.
L’austérité, la rigueur sont leurs maîtres mots qui ne me conviennent pas car, à l’inverse, je veux bouger, aimer, aimer la vie. Mon père, membre de l’Institut et de plusieurs organisations scientifiques, officier de la Légion d’honneur, s’est toujours comporté ainsi, ne pensant pas à sa fille. Et ma pauvre maman, subjuguée par un époux si glorieux, ne songe pas une seule seconde à le contrarier, à contester ses décisions.
Rien n’arrêtera plus les Allemands, Hitler tient à sa revanche, il a fait 14-18 dans le camp des perdants, il n’a jamais digéré le traité de Versailles(1). Il veut devenir le maître de l’Europe et la France ne pèsera pas lourd devant les Panzers-Divisions. Mais le pire, Philippe, c’est l’idéologie nazie, le culte de la race aryenne et cette haine proclamée contre les Juifs.
À dix-neuf ans, parfaitement équilibrée sur sa machine et dans sa vie, elle se sent libre et sourit. Elle sourit dès qu’elle quitte le toit familial et s’échappe de la morosité ambiante : un père dont l’autorité frise la tyrannie et une mère tellement triste de soumission qu’elle ne se souvient même plus de sa dernière joie, de son dernier plaisir.
Et il avait fallu un accident, un de ces drames de la vie qui engendrent des douleurs pour qu’ils se trouvent. À une seconde près, ils auraient été ignorants l’un de l’autre et, durant toute leur existence, ils n’auraient jamais pu savoir à côté de qui ils seraient passés.
On appelle communément cela le Destin, en ce cas, ce fut la Providence.
Dans son métier, confrontée chaque jour à la douleur, aux deuils, à son incapacité à changer le cours des choses, ce jeune couple naissant avait apporté une bouffée d’air nouveau dans son service.
Au temps des Romains, ce sont les chrétiens qui ont souffert, qui ont enduré les pires tortures physiques et morales, ils sont morts par milliers, simplement parce qu’ils croyaient en Dieu.
Jamais plus, elle ne voulut entrer dans une synagogue. La seule vue d’un rabbin en ses habits rituels la faisait fuir, fuguer et rester éloignée, des heures d’angoisse pour ses parents.