AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Citation de Clairoche


Je suis un âne de pauvres. J’ai longtemps affecté de m’en féliciter. C’est que j’avais pour voisin et confident un âne de riches. Mon maître était un modeste cultivateur. Une belle propriété jouxte son champ. Un commerçant de Jérusalem y venait avec les siens passer au frais les semaines les plus chaudes de l’été. Yaoul, s’appelait son âne, une bête superbe, presque deux fois grosse comme moi, la robe d’un gris parfaitement uni, très clair, fin comme de la soie. Il fallait le voir sortir, harnaché de cuir rouge et de velours vert avec sa selle de tapisserie, ses larges étriers de cuivre, tout remuant de pompons, tout tintinnabulant de grelots. Je faisais mine de juger ridicule cet arroi de carnaval. Surtout je me souvenais des souffrances qu’on lui avait infligées dans son enfance pour faire de lui une monture de luxe. Je l’avais vu ruisselant de sang, parce qu’on venait de lui sculpter au rasoir en pleine chair les initiales et la devise de son maître. J’ai vu ses oreilles cruellement cousues ensemble par leur extrémité, pour qu’elles se tinssent bien droites, comme des cornes, alors que les miennes tombent lamentablement à droite et à gauche de ma tête, et ses jambes durement serrées dans des bandelettes afin qu’elles fussent plus fines et plus droites que celles des ânes ordinaires. Les hommes sont ainsi faits qu’ils trouvent moyen de faire souffrir plus encore ceux qu’ils aiment et dont ils sont fiers que ceux qu’ils détestent ou méprisent.
Mais Yaoul jouissait de sérieuses compensations, et il y avait une secrète envie dans la commisération que je croyais pouvoir manifester à son endroit. D’abord il mangeait chaque jour de l’orge et de l’avoine dans une crèche bien propre. Et surtout il y avait les juments. Pour bien comprendre, il faut d’abord mesurer la morgue insupportable des chevaux à l’égard des ânes. C’est trop peu dire qu’ils nous regardent de haut. En vérité, ils ne nous regardent pas, nous n’existons à leurs yeux pas plus que des souris ou des cloportes. Quant à la jument, eh bien pour l’âne, c’est le fin du fin, c’est la grande dame, hautaine et inaccessible. Oui, la jument, c’est la grande et sublime revanche de l’âne sur ce grand dadais de cheval. Mais comment un âne pourrait-il rivaliser avec le cheval sur son propre terrain, au point de lui souffler sa femelle ? C’est que le destin a plus d’un tour dans son sac, et il a inventé le privilège le plus surprenant et le plus drolatique du peuple des ânes, et la clef de ce privilège s’appelle : le mulet. Qu’est-ce qu’un mulet ? C’est une monture sobre, sûre et solide (emporté par les qualificatifs en s, je pourrais ajouter silencieux, scrupuleux, studieux, mais je sais que je dois surveiller mon goût excessif pour les mots). Le mulet, c’est le roi des sentiers sablonneux, des pentes scabreuses, des passages à gué. Calme, imperturbable, infatigable, il va…
Or quel est le secret de tant de vertus ? C’est qu’il ignore les désordres de l’amour et les troubles de la procréation. Le mulet n’a jamais de muleton. Pour faire un petit mulet, il faut un papa âne et une maman jument. Voici pourquoi certains ânes – et Yaoul était de ceux-là – choisis comme pères-de-mulet (c’est le titre le plus prestigieux de notre communauté) se voient offrir des juments pour épouses.
Je ne suis pas excessivement porté sur le sexe, et si j’ai des ambitions, elles se situent ailleurs. Mais je dois avouer que certains matins, le spectacle de Yaoul revenant de ses prouesses équestres, épuisé et saoulé de plaisir, me faisait douter de la justice de la vie. Il est vrai qu’elle ne me gâtait pas, la vie. Toujours battu, insulté, écrasé de fardeaux plus lourds que moi, nourri de chardons – ah cette idée d’hommes que les ânes aiment les chardons ! Mais qu’on nous donne donc une fois, une seule fois du trèfle et des céréales pour que nous puissions faire la différence ! –, et quand vient la fin, la hantise des corbeaux, lorsque, tombés d’épuisement, nous attendrons au revers d’un fossé que la mort miséricordieuse vienne mettre un terme à nos souffrances ! La hantise des corbeaux, oui, parce que nous voyons une grande différence entre les vautours et les corbeaux, quand nous sommes à l’heure ultime. C’est que les vautours, voyez-vous, ne s’attaquent qu’aux cadavres. Rien à craindre d’eux aussi longtemps qu’il vous reste un souffle de vie : mystérieusement avertis, ils attendant à distance respectueuse. Tandis que les corbeaux, ces démons, se précipitent sur un mourant, et le lacèrent tout vif, en commençant par les yeux…
Commenter  J’apprécie          10









{* *}