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Citation de Charybde2


– Quand est-ce que vous l’avez vu pour la dernière fois ? demanda le Facteur.
– Ça, vous savez, c’est une autre histoire. Je ne l’ai jamais vu. Tous deux se sont fâchés à mort peu après ma naissance, j’avais six mois à l’époque. C’était plus qu’une dispute, il y a eu du sang, des coups de feu, les haches brandies dans les escaliers, et cette bagarre s’est soldée par le pouce droit en moins pour mon père. Imaginez-vous ce que c’est quand il vous manque un pouce ? C’est comme si vous étiez privé de la main tout entière mais c’est pire, car il vous reste les quatre autres doigts pour vous rappeler qu’ils vous sont inutiles. Parce que, avec quatre doigts sans pouce, on ne peut rien faire. Voilà pourquoi mon pauvre père a ensuite passé sa vie à gratter le mur de la cuisine jusqu’au sang. Et ce pouce perdu a fini par le tuer. Il est mort comme un chien, de tristesse, uniquement parce qu’il ne savait pas quoi faire avec ses doigts. Il aurait vécu encore vingt, trente ans si son frèe lui avait tranché les autres doigts aussi.
– Pourquoi s’étaient-ils brouillés ?
– Je ne sais pas, chez nous, personne n’en parlait.
– Votre père parlait parfois de son frère ?
– Oui, bien sûr. Il racontait comment pendant la Grande Guerre, lors de cet hiver 1915 – le pire de tous, il n’y avait plus de bois et le grand-père faisait la guerre en Galicie -, ils se réchauffaient sous le même édredon. Ils plaquaient leurs pieds l’un contre l’autre, puis ils pédalaient comme s’ils étaient à vélo. Et ils faisaient, à vélo, le trajet vers l’Amérique, tous les deux tout seuls, mais ils n’y arrivaient jamais, ils s’endormaient à mi-chemin. Cet hiver-là, il y eut beaucoup d’enfants morts gelés dans leur lit mais eux, s’ils s’en sont sortis, ce n’est pas grâce à l’édredon ni au matelas, c’est pour avoir pédalé. Quand leur mère, ma grand-mère Anka, leur a expliqué qu’on ne pouvait arriver en Amérique avec un vélo parce qu’il coulerait au milieu de l’Océan, ils sont tombés malades tous les deux, la diphtérie ou une mauvaise grippe, je ne me souviens plus, au point qu’ils ont failli y passer. Heureusement, le printemps a fini par arriver. Voilà ce que mon père racontait sur mon oncle Tadija. Dans d’autres histoires encore, Tadija était le frère aîné bon et chéri, qui le protégeait du monde et pédalait avec lui pour rejoindre la côte américaine.
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