A cette époque, à Vienne, on dansait le tango et nous, les
Banaćani, portions des chaussettes en soie. Oui, la vie d'étudiant n'était plus ce qu'elle avait été jadis à Heidelberg ; il y en avait de toutes sortes parmi nous. Les jours passaient. J'étudiais.
Le plus souvent, j’allais là-bas où l'on parlait du
mouvement de masses enthousiastes et misérables. J'aimais ça. Le sang vermeil dans les rues. Nous restions, moi, quelques Polonais et Juifs, à écouter l'histoire de l'âme russe, elle venait de l'Est, comme une immense brume. Et je le sentais venir, le grand orage qui dissiperait cette vie veule, sans moelle et sans douleur. Des livres, des montagnes de livres ; il y en avait partout dans la chambre. Dehors, c’était ce printemps fatal dont
personne ne pressentait ce qu’il apporterait.
L’automne ; la vie dénuée de sens. J'ai passé la nuit en
prison avec de quelconques tziganes. Je traîne dans les bistrots. M’assieds près de la fenêtre, plonge mon regard dans la brume, dans les arbres mouillés, jaunes et roux. Où est la vie ?
Comme elles m'ont fatigué, ces forêts tièdes, rouges, sanglantes, ces forêts polonaises qui n'en finissent pas. Je suis soldat ; mais sait-on bien ce que cela veut dire ? Et pourtant, dans cette bourrasque qui a chaviré le monde, peu de gens vivent aussi agréablement, paisiblement que moi. Je me traîne de ville en ville sous ces arbres d'automne, jaunes et roux, qui agissent sur moi autant que sur Hafis le vin.