Elle arrive petite et tapie, entêtée, la douleur. Penser ta mort m'arrache à la quiétude du banal. Un cri de bête sort de moi, je m'y vautre. Vite retourner au solide, à l'opaque. S'y agripper. Mes mains ont à faire, mon corps vaque, ils tiennent la distance, retiennent la bête, empêche l'abysse de s'ouvrir. C'est du menu. Tailler le chèvrefeuille. Planter les deux rosiers de Damas qu'on t'avait offerts. Choisir leur place. Là, au bout du portail en bois. Creuser, toucher à pleines mains la terre où tu n'es pas. Épines acérées. Je saigne. Je vis. Remiser le lourd fauteuil où tu passais tes jours. Vider le frigo des compotes, des petits suisses. Quand je les achetais je regardais la date de péremption. Et je me demandais.
A table ce jour-là, vous étiez côte à côte, la petite et toi. Vous deux et vos installations particulières. Sa chaise haute, ton fauteuil électrique, vos deux bavoirs. Ton coude est posé sur la tablette de sa chaise, cela te soulage pendant le repas. Ce bras droit qui pèse et ne bouge plus seul. Elle te regarde longtemps. Ses yeux sur toi sans sourire. Tellement intriguée et sérieuse. L'intensité de ce questionnement muet nous amuse, nous émeut. Tu essaies de lui sourire. Elle ne bronche pas. Cet adulte sans voix, lent et fragile. Dont il faut s'occuper, comme on s'occupe d'elle. Avec quelques mots simples on lui a dit pourquoi. Mais elle scrute d'autres réponses. Sa gravité nous rend graves aussi. Et ssoudain elle brise l'infinie compassion qu'on lui prêtait. Offusquée de ce bras sur son territoire, elle le repousse violemment. Stupeur et suspens des réactions...puis tu donnes le signal du rire !
Ton malheur tu ne le retiens plus. Tu me l'adresse, cru, dans des regards dévastés qui m'effondrent. Je déborde d'impuissance. Je ne sais si ma détresse accroît la tienne ou la soulage. Tu réponds à mes larmes par tes sanglots secs, par ta main qui tâche de serrer la mienne. Je suis au sol devant ton fauteuil, démunie, j'enserre ta poitrine, ma tête blottie contre elle, je reste là. Et puis tu essaies de parler, tu répètes à voix blanche jusqu'à ce que je la comprenne quelque pirouette qui tourne en rire le malheur, qui nous sort de là. Ma faiblesse te rassure. De nous deux tu restes le plus fort. C'est toi qui nous tiens encore.
Presqu'une année a passé ainsi. De sursis en sursis mon souffle se suspendait, se relâchait. J'avais fini par me convaincre que la fonction véritable de ces flacons était de te rassurer. Tu n'en ferais pas usage.
Si je suis soulagée, toi aussi. J'ai livré l'attirail. Cent soixante-quinze comprimés, sept par plaquette, vingt-cinq boîtes. Je t'ai rendu pouvoir d'agir. Mais décembre est là et tu dis que tu ne veux pas nous faire ce cadeau de Noël. Apaisé maintenant, tu t'accordes encore un peu de temps. Les filles et leurs petites familles arrivent bientôt. Noël savouré, précieux, qui sera le dernier nous le savons tous.
Ma vie la voilà, une foutue tranche de vie bien saignante. (p.99)
Le bégaiement quand j'écris ça va. C'est plutôt pour parler. ça se coince et pas moyen de tirer la phrase, c'est tout grippé, rien pour huiler. (p.17)