- Regardez-moi cette maison ! C'est un lieu de désolation, balayé par le vent du désespoir et de l'incurie !
Papa médita un moment sur ces paroles, puis hocha la tête d'un air approbateur.
- J'aime beaucoup, Emma... Oui, vraiment, ça me paraît merveilleux.
Maman dévisagea son mari, incrédule.
- Tu aimes cette maison ?
- Non, non, s'empressa de répondre papa. Je veux parler de cette phrase, de la façon dont tu viens de t'exprimer.
Il s'interrompit pour contempler le plafond qui menaçait ruine.
- Ah oui, "un lieu de désolation... balayé par le vent du désespoir et de l'incurie"...
Il s'excusa et courut à sa table de travail pour noter dans son petit carnet déchiré les mots que venait de prononcer ma mère.
Bondissant à sa poursuite, celle-ci continua à crier de toutes ses forces :
- Wolgang, écoute-moi, notre famille ne peut pas rester suspendue au-dessus du gouffre, en s'agrippant du bout des doigts à tes ambitions ! Tu entends ce que je te dis ?
- Je t'en prie, Emma, je t'en supplie, parle moins vite. Je n'arrive pas à tout écrire. Peux-tu répéter, à partir de 'en s'agrippant" ?
Et voilà comment notre vie se passait : ma mère glapissait des phrases dignes d'un livre, qui semblaient lui venir naturellement ; mon père se berçait de l'illusion qu'il était le seul lettré de la famille, alors qu'il était de moins en moins capable de distinguer entre fiction et réalité.