Que de fois ai-je espéré avoir du temps pour ne rien faire, seulement être là à regarder les vagues venir mourir à mes pieds !
(p. 103)
Depuis que je roule ma bosse, de ville en ville, de pays en pays, des objets que je chérissais ont disparu, un recueil de Lamartine annoté de mes mains d’adolescent amoureux, un livre qui entretenait ma révolte naissante L’Unique et sa propriété de Max Stirner, des photos, des diplômes, tant d’objets de grande valeur sentimentale que j’ai traînés avec moi sans savoir pourquoi et pour lesquels je n’ai jamais ressenti de remord ou de douleur à leur perte.
(p. 31)
On ne peut pas appartenir et aimer [son pays] sans un minimum de fierté et de respect pour l’objet de son amour.
(p. 48)
Issue des profondeurs de ma mémoire, révélée par ma mère, prenant corps dans une histoire inventée à travers les vapeurs d'une grippe carabinée, Yemma Yakout a hanté mon esprit fragile. J'ai suivi ses traces de Tanger à Tétouan. Et maintenant, à Paris. Alors qu'une possible révélation me permettrait de la faire revivre, je suis là hésitant et stupéfait à la fois par le hasard qui a placé sur mon chemin Hmidou, puis Aïcha, puis Alia. Mon état d'esprit est celui d'un homme qui aurait vécu dans l'espoir de retrouver un jour une personne perdue dans un lointain passé, ou alors de celui se trouvant à la veille de rencontrer la personne dont il a toujours rêvé. Je suis peut être simplement un homme effrayé par la vérité et dont le courage est mis à rude épreuve.
Je crois avoir discerné quelques fois dans ses yeux une douleur cachée, comme la trace d’un bonheur interrompu.
(p. 27)
- Ce sera un garçon.
Le bonheur que tout le monde a pu constater sur le visage de mon père était énorme. Il ne savait comment exprimer sa joie, tapait de sa main droite sur le bord de la chaise et versa publiquement quelques larmes. Il a embrassé ma mère avec une force contenue. Il avait peur de l'écraser, de l'étouffer.
L'accouchement fut difficile, une opération chirurgicale s'avéra urgente et nécessaire, condamnant malheureusement ma mère à une stérilité définitive. Mais moi, j'étais là, vivante, resplendissante, une jolie fille de trois kilos. Une fille ! Quel malheur ! Les protestations adressées au gynécologue ne servirent à rien. Ce type d'erreur arrivait si rarement qu'on ne pouvait mettre en cause la fiabilité de l'appareil. Personne ne comprenait la détresse de mon père, sauf ma mère qui fondit en larmes. Je ne suis pas née dans la joie et l'allégresse, c'est le moins qu'on puisse dire.
La solitude a été la compagne de ma vie. J'ai éprouvé profondément ce sentiment depuis la disparition de ma femme. Les perspectives se sont réduites et l'horizon s'est assombri. Mon obsession pour le sort de Yemma Yakout est arrivée à point nommé pour meubler ce vide. Je suis entré dans cette histoire comme l'on pénètre un lieu saint à la recherche du salut.
La certitude n'a pas besoin d'éclat . Ces prédicateurs des temps modernes ont peut-être peur d'entrer seuls au paradis , ils veulent obliger les autres à les suivre , effrayés qu'ils sont à affronter la vérité , le néant absolu .
Ma mère était croyante , mais son Dieu était généreux , lisait dans le coeur des humains , savait qu'il allait trouver du bon et moins bon car ce n'est pas facile de vivre pleinement sachant qu'on peut tout quitter à n'importe quel moment . Son Dieu était tolérant , il aimait ses créatures , il les comprenait , il ne les menaçait pas . Ma mère était ainsi , elle avait la vraie foi , celle qui permet de vivre dans l'espoir et la joie .
Seulement voilà , il arrivait de plus en plus souvent à Mokhtar de m'appeler " Negro " . Je pouvais accepter toutes les humiliations sauf celle-là . Je faisais semblant de ne pas l'entendre , et je ne me retournais pas , feignant de ne pas en être le destinataire . Je voulais surtout que les autres ne l'entendent pas , de peur qu'ils ne reprennent en choeur cette suprême insulte .