Je rêve de bleu, Maryam. Le bleu restera la couleur de mon enfance arrachée à la terre. Je rêve de bleu et c’est toi que je vois dans cette petite robe de fête que la guerre a sali. Tu es la nuit et tu es le jour en même temps, la mort et la vie qui hurle, une énigme dans son mystère qui persiste. C’est comme si je te voyais à travers un prisme. Ton image est démultipliée et je ne parviens pas à distinguer ton visage. Es-tu cette petite cousine avec qui je jouais chez nos grands-parents ?
Je rassemble ces images confuses, presque oubliées et floues dans ma mémoire. Cela ressemble à un patchwork pour lequel il n’y a aucun carré de couleur qui brille plus que les autres. Ils sont tous importants mais pris séparément, ils ne représentent rien.
Pour toi, c’est pareil, Maryam. Je ne peux concevoir qu’il n’existe de toi que cette image aperçue à travers le carreau d’une fenêtre. Tu es vivante ailleurs. Il doit y avoir quelque part sur cette terre d’autres carreaux, d’autres fenêtres par lesquels on peut t’apercevoir encore.
La guerre n’efface pas la vie. Elle la bafoue, la violente, l’humilie, mais la vie est victorieuse, toujours
Ils ne savent pas où ils marchent mais ils marchent. Ils ne font plus que ça. Personne ne pourrait dire depuis quant ils sont sur la route. Le temps ne se compte plus en jours mais en pas. Les femmes tiennent par la main un ou deux enfants. Certaines portent les plus jeunes contre leur poitrine ou dans le creux de leur hanche amaigrie.
La Pologne, la France, la Tchétchénie, le Kosovo... que reste t'il de ces traces laissées sur le chemin qui devrait conduire à un monde nouveau? L'homme a toujours été capable du pire comme du meilleur
Je prends la main de mon père. Depuis que son état général s'est affaibli, je remarque la facilité avec laquelle j'ose ce geste intime pourtant élémentaire entre un père et sa fille; Fallait-il donc qu'autant d'années passent pour effacer cette distance que mon père à instaurée entre lui et moi? Il est vulnérable, à la merci d'une mémoire qui défaille et de personnes qui veillent désormais sur lui et sans qui mon père ne serait plus rien.
Je quitte le regard d'un nourisson pour retrouver celui de mon père. Dans l'un et l'autre, il y a le même étonnement, la même lumière, chacun sur une étendue de plage à l'abri de tout. Ils sont dans la contemplation de l'univers sans rien bouger d'autre que leur regard. Ils ne pourraient pas faire autrement. L'un à hauteur d'une vie qui commence, l'autre à sa fin.
Il n'y a plus d'espace, ni de temps, plus aucune distance. Juste une marche en avant qui rappelle la marche du monde, celle de mon père.