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Citation de Livretoi


1. Culture, art et dénuement
Pendant mes années d’études, j’avais honnêtement fait de la « culture » en pot, du jardinage intellectuel, des analyses, des gloses et des boutures ; j’avais décortiqué quelques chefs-d’œuvre sans saisir la valeur d’exorcisme de ces modèles, parce que chez nous l’étoffe de la vie est si bien taillée, distribuée, cousue par l’habitude et les institutions que, faute d’espace, l’invention s’y confine en des fonctions décoratives et ne songe plus qu’à faire " plaisant ", c’est-à-dire : n’importe quoi. Il en allait différemment ici ; être privé du nécessaire stimule, dans certaines limites, l’appétit de l’essentiel. La vie, encore indigente, n’avait que trop besoin de formes et les artistes – j’inclus dans ce terme tous les paysans qui savent tenir une flûte, ou peinturlurer leur charrette de somptueux entrelacs de couleurs – étaient respectés comme des intercesseurs ou des rebouteux.

2. Philosophie
La vertu d’un voyage, c’est de purger la vie avant de la garnir.

3. La peur
La moitié au moins de ces malaises sont –on le comprend plus tard- une levée de l’instinct contre un danger sérieux. Il ne faut pas se moquer de ces avertissements. Avec les histoires de bandits et de loups, bien sûr, on exagère ; cependant, entre l’Anatolie et le Khyber Pass il y a plusieurs endroits où de grands braillards lyriques, le cœur sur la main, ignorants comme des bornes, ont voulu à toute force se risquer, et ont cessé de donner de leurs nouvelles. Pas besoin de brigands pour cela ; il suffit d’un hameau de montagne misérable et isolé, d’une de ces discussions irritées à propos d’un pain ou d’un poulet où, faute de se comprendre, on gesticule de plus en plus fort, avec des regards de plus en plus inquiets jusqu’à l’instant où six bâtons se lèvent rapidement au-dessus d’une tête. Et tout ce qu’on a pu penser de la fraternité des peuples ne les empêche pas de retomber.

4. Comment savoir si on doit prendre la route avec le risque de cols enneigés ?
A La Poste où j’étais allé m’informer, on me dit « jusqu’à Erzerum c’est bon, la rote est sèche. Au-delà, nous ne savons pas. Nous pourrions bien télégraphier dans l’est mais vous perdriez du temps à attendre la réponse, et cela coûterait… allez plutôt demander au lycée ; ils ont en internat des gamins de toute l’Anatolie qui sauront bien le temps qu’il fait chez eux.
Au lycée où j’exposai mon affaire, le professeur français interrompit sa leçon et posa la question à sa classe, lentement et en français. Personne ne broncha. Il la répéta en turc, avec un peu d’embarras, et aussitôt plusieurs lettres froissées sortirent des tabliers et les petites mains aux ongles noirs se levèrent l’une après l’autre… il n’avait pas encore neigé à Kars… ni à Van, ni à Kagisman… un peu seulement à Karaköse mais ça n’avait pas tenu. L’opinion générale, c’était que pendant une quinzaine encore nous passerions sans peine.

5. Comment le maire sortant d’un village se fait réélire
Il avait même laissé son adversaire – un instituteur progressiste – s’adresser le premier aux paysans réunis sur la place, s’en prendre à la corruption de Téhéran, à la rapacité des arbabs, et promettre la lune. Quand son tour était venu, le vieux s’était contenté d’ajouter : " Ce que vous venez d’entendre n’est que trop vrai… moi-même je ne suis pas un homme très bon. Mais vous me connaissez : je vous prends peu et vous protège de plus gourmands que moi. Si ce jeune homme est aussi honnête qu’il le dit, il ne saura pas vous défendre contre ceux de la capitale. C’est évident. S’il ne l’est pas, rappelez-vous qu’il commence sa vie et que ses coffres sont vides ; je termine la mienne et mes coffres sont pleins. Avec qui risquez-vous le moins ? "
Les paysans avaient trouvé qu’il parlait d’or et lui avaient donné leurs voix. Ici, on ne s’effarouche pas de raisons si abruptes.

6. La vie s’organise autour d’un pont infranchissable à cause des crues
Rien à faire pour traverser, mais comme l’eau pouvait baisser d’un jour à l’autre, les bus et les camions continuaient d’arriver de l’est et de l’ouest, et comme les berges étaient ameublies par la pluie, beaucoup s’embourbèrent aux deux têtes du pont. Moi aussi. On s’installa. Les rives étaient déjà couvertes de caravanes et de troupeaux. Puis une tribu de Karachi qui descendaient vers le sud établirent leurs petites forges et se mirent à bricoler pour les camionneurs qui ne pouvaient pas, bien sûr, abandonner leur chargement. Les chauffeurs qui travaillaient à leur compte se mirent d’ailleurs bientôt à l’écouler sur place, à le troquer contre des légumes des paysans du voisinage. Au but d’une semaine, il y avait une vile à chaque tête de pont, des tentes, des milliers de bêtes qui bêlaient, meuglaient, blatéraient, des fumées, de la volaille, des baraques de feuillage et de planches abritant plusieurs tchâikhane, des familles qui louaient leur place sous la bâche des camions vides, de furieuses parties de jacquet, quelques derviches qui exorcisaient les malades, sans compter les mendiants et les putains qui s’étaient précipités pour profiter de l’aubaine. Un chahut magnifique… et l’herbe qui commençait à verdir. Il ne manquait que la mosquée. La vie, quoi !
Quand l’eau baissa tout se défit comme en songe. Et tout ça, à cause d’un pont qui ne devait pas se rompre… La Perse est encore le pays du merveilleux.
Ce mot me fit songer. Chez nous, le " merveilleux " serait plutôt l’exceptionnel qui arrange ; il est utilitaire, ou au moins édifiant. Ici, il peut naître aussi bien d’un oubli, d’un péché, d’une catastrophe qui, en rompant le train des habitudes, offre à la vie un champ inattendu pour déployer ses fastes sous des yeux toujours prêts à s’en réjouir.

7. Quand les mauvais conseils portent leurs fruits
En tout cas, cet insuccès n’avait entamé en rien l’optimisme de Ghaleb qui continuait à nous promettre des avantages, des cartes, des débouchés chimériques ; à nous proposer des entrevues ou des protections qui ne dépendaient pas de lui. Par gentillesse sincère, pour nous dérider, pour nous redonner du cœur. Où serait le plaisir de promettre s’il fallait ensuite toujours tenir. Nous bercer d’illusions, c’était sa manière à lui de nous aider. ( Et il nous aidait. Plusieurs fois, pour organiser des conférences ou une exposition, nous rendîmes visite – en nous recommandant de lui – à des personnages que Ghaleb se flattait imprudemment de connaître. Il n’en était rien, mais les fausses clefs ouvrent aussi les portes ; après quelques minutes d’embarras, l’entretien tournait souvent à notre avantage. Ghaleb pâlissait lorsqu’on lui rapportait ces démarches : "…Le recteur vous a reçu ? et de ma part ? Moi, vous savez, je n’en parlais qu’en passant… et ça a marché ? C’est invraisemblable ! Entre nous, il y a deux ans que je lui demande un rendez-vous, peut-être pourriez-vous lui dire un mot en ma faveur. "

8. Chaleur et déshydratation
A Yezd, la plupart des produits arrivent déjà de l’ouest par camion, la vie est chère… Mais début juillet, la chaleur, la soif et les mouches : on les a pour rien.
Dans le désert de Yezd, le casque et les lunettes fumées ne suffisent plus ; il faudrait encore s’emmitoufler comme le font les bédouins. Mais nous roulons la chemise ouverte, les bras nus, et dans la journée le soleil et le vent nous tirent en douce plusieurs litres d’eau. Le soir, on croit rétablir l’équilibre avec une vingtaine de verres de thé léger qu’on transpire aussitôt, puis on se jette sur le lit bouillant avec quelque espoir de dormir. Mais, dans le sommeil, la sécheresse travaille et couve comme un feu de brousse ; tout l’organisme brame, s’affole, et on se retrouve debout le souffle court, le nez bourré de foin, les doigts en parchemin, tâtonnant dans le noir à la recherche d’un peu d’humide, d’un fond d’eau saumâtre, ou de vieilles épluchures de melon où plonger son visage. Trois ou quatre fois par nuit cette panique vous jette sur vos pieds, et quand enfin on va pouvoir dormir : c’est l’aube, les mouches bourdonnent et, dans la cour de l’auberge, des vieillards en pyjama jacassent d’une voix stridente en fumant leur première cigarette. Puis le soleil se lève et recommence à pomper…


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