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Citation de Charybde2


Jean franchit le portail de la cour, prend sa mère dans ses bras puis serre la main de son père. Moi, je suis sur mes gardes, je me méfie de ce monsieur avec une vraie voix et une odeur curieuse. La bise, c’est uniquement parce que Mamie insiste. (Ne restez pas en chiens de faïence.) Je les regarde tous les trois, étonnée par le mélange de distance et de proximité entre eux. Est-ce que je comprends, à l’âge de deux ans, que l’équilibre familial que j’ai connu jusqu’alors va se rompre ? La version racontée par Mamie : Marie s’embarque dans quelques jours pour Montevideo, en m’abandonnant ; mon papa, le héros envoyé au front, l’étudiant exemplaire, le patriote, lui, en revanche, pense à moi à chaque seconde. Ce que je vois, lors de cette perm’ (même Mamie dit perm’ au lieu de permission) de Jean en 1918, c’est un géant, une espèce de grand frère rugueux et à vif, surgi d’un monde qui n’est pas le mien.
Dès ces premiers instants, Jean sent qu’en si peu de temps il n’arrivera pas à m’apprivoiser. Je ressemble tellement à Marie, répète-t-il. Pendant ses quelques jours loin du front, il m’entend rire avec Mamie, dans la cuisine ou dans le jardin. Mais lorsqu’il s’approche, je me fige. Il me fait un peu peur, ou alors il m’indiffère, selon les moments. Il est revenu de la guerre mais sa présence est fuyante, et non pas rassurante comme celle de Mamie. Celle que je connais vraiment, celle qui sait me réveiller le matin, me préparer mes tartines, m’emmener jardiner (confection de rigoles et de châteaux de terre entre les laitues) et me serrer dans ses bras quand j’ai du chagrin, c’est Mamie. Si jeune, ai-je déjà compris qu’en réalité, malgré ce qu’ils disent l’un et l’autre, mes parents seront toujours absents ?
Au bout de presque trois ans à la guerre, mon père est dérouté par l’aisance des civils en général. Il est choqué par la légèreté de leurs manières, les plaisanteries, le ton badin des conversations, comme si ce qui se passait au front ne concernait que les troufions et n’avait pas de substance véritable. Il ne sait plus comment s’adresser aux sans-uniformes, il voit bien qu’il est maladroit, il ne sait pas comment se comporter avec moi. Être un père, comme faire la guerre, comme la médecine, ça doit s’apprendre, se dit-il. Ces considérations, je les entendrai plus tard dans la bouche de Mamie, une fois mon père reparti, quand mes grands-parents discuteront entre eux. Pour savoir ce qui s’est passé en 1918, lors du bref retour de mon père, je suis obligée de repasser par les mots de ma grand-mère. Il faudra que j’attende 1926 pour trouver mes propres mots et pouvoir dire ce que je ressens. Pour moi, ce monsieur est plutôt comme un meuble ou un animal de compagnie dont je me lasse vite. Mon père se rend compte que lui aussi s’est fabriqué un portrait approximatif de sa fille, un montage photographique qui s’est développé tout seul à la place de cet être tout en chair, en rires fragiles et en paniques soudaines (toute môme déjà je passe par ces phases d’angoisse aiguë qui m’accompagneront toute ma vie). Qu’est-ce qu’elle ressemble à Marie, bon sang est la phrase qu’il a le plus répétée pendant ses dix jours de perm’.
L’adresse de Marie, à Montevideo, est posée sur le manteau de la cheminée, lisible, les lettres bien détachées. Mon père n’a pas besoin de croiser le regard de sa mère pour savoir que Mamie fait de formidables efforts pour ne pas maudire à voix haute celle qui abandonne la petite comme un chien. Et la petite, bien entendu, c’est moi.
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