Elle vivait dans son monde, un monde qui tournait autour de ce sentiment amoureux tout neuf, envoûtant et fébrile. Dès l’instant où elle l’avait vu, elle avait compris que sa vie était en train de changer, pour le meilleur ou pour le pire. Il était si beau, avec ses traits parfaits et ses yeux qui vous transperçaient l’âme, qu’elle s’était éprise de lui sans même qu’il lui eût adressé la parole. Et maintenant, toutes ses pensées étaient tournées vers lui et une sourde angoisse la rongeait. Était-ce donc cela l’amour ? Si c’était le cas, elle ne souhaitait à personne, pas même sa pire ennemie, de tomber amoureuse. Car qui aurait pu supporter de se ronger les sangs à longueur de journée, impatiente de voir paraître l’objet de sa flamme, tout en redoutant sa présence ? Sans parler de la nuit, lorsque le cœur donnait l’impression qu’il allait se déchirer en deux… Et tel un voile jeté par-dessus ce tourbillon de sentiments, le silence.
À première vue, ses traits semblaient empreints de tristesse. Mais ce n’était qu’une apparence, car lorsqu’elle se sentait en confiance, une lueur espiègle animait ses prunelles et ses lèvres se mettaient à sourire avec une ingénuité au charme irrésistible.
Elle avait reçu une éducation irréprochable au sein des meilleures institutions pour jeunes filles de la capitale catalane. C’était une demoiselle qui savait vivre, comme disaient les aînés. Capable de suivre une conversation en n’intervenant qu’à bon escient, elle possédait une élégance innée, quasi aristocratique, qui lui valait de briller en société et d’attirer des regards admiratifs quand elle descendait le grand escalier du théâtre du Liceu au bras de son père ou de son frère.
Elle allait à toutes les fêtes, riait, dansait, se consolait en songeant que son mari et elle étaient encore jeunes et qu’ils avaient tout le temps de devenir parents. Mais chaque mois qui passait sans que son vœu le plus cher fût exaucé transformait cette consolation en tristesse, tandis qu’une rage sourde s’emparait de son âme.
Avec le temps, la déception se transforma en obsession. Son chagrin devint si profond qu’elle ne pouvait plus le cacher. Elle décida d’en parler à Fernando.
Naïve qu’elle était, elle pensait une fois mariée pouvoir amadouer la bête sauvage que Fernando semblait porter en lui.
Hélas, le fauve était indomptable. Sous ses dehors charmeurs et affectueux, Fernando était un coureur invétéré, irresponsable et égoïste… mais irrésistible. Puis les soupçons s’étaient transformés en certitudes. Le bonheur se fissurait. Fernando continuait d’affirmer qu’il l’aimait. Et c’était vrai ! Sauf qu’elle n’était pas la seule.
Elle avait appris à ses dépens que la passion pouvait vous mener à l'aveuglement et au désastre. C'est pourquoi dorénavant, elle allait garder les yeux grands ouverts.
Oublie-moi
Je ne suis pas pour toi
Ne t’entête pas en vain,
Passe ton chemin
Laisse courir l’eau que tu ne peux pas boire
Laisse-la couler, laisse-la.
Une longue file de voitures avait investi le Pla de la Boqueria. Des dames et des messieurs en descendaient, se saluaient, s'embrassaient en échangeant des paroles amicales, et formaient un attroupement devant le magasin. A l'intérieur de Santa Eulalia, ce n'était que bruits de pas précipités et bruissements d'étoffes.
Cette glace qui, quelques mois auparavant, lui renvoyait l’image d’une jeune fille radieuse, insouciante, lui renvoyait à présent le reflet d’une femme amaigrie, rongée par le chagrin et l’amertume, et aux yeux gonflés et cernés de mauve. Ses longs cheveux retombaient en boucles ternes sur ses épaules nues.
Il y a des choses qu’il vaut mieux ne pas savoir. Et je ne te l’ai pas dit quand c’est arrivé, parce que je ne voulais pas te faire de peine ou t’entraîner dans une histoire qui risquait de rejaillir sur toi, et dont l’ignominie t’aurait collé à la peau sans que tu puisses jamais t’en défaire.
Elle s’appelait Bébé, avait un corps de femme et un visage d’ange, rose et ingénu, qui semblait sorti d’une toile de Renoir. Cette nuit-là, elle s’offrit à lui corps et âme, et Fernando oublia tout le reste ; les maîtresses qui l’entretenaient, sa peinture dans les rues escarpées de la Butte.