Construite sous le gouvernement socialiste dirigé par Léon Blum au milieu des années trente, Le Plessis avait été la première cité-jardin réalisée en France. C’était une « cité idéale », vaste et géométriquement dessinée, dont les immeubles carrés étaient séparés par des jardins régulièrement disposés le long d’avenues très larges et vides, bordées de platanes et de frênes récemment plantés. […]
Peu de gens vivaient alors au Plessis. Ses loyers modestes étaient encore trop chers pour les ouvriers français auxquels ils étaient destinés. A la fin des années trente, une colonie d’émigrés russes – artistes et intellectuels – s’y était installée, ainsi qu’une mosaïque de réfugiés de diverses nationalités, antifascistes pour la plupart. Russes, Allemands, Italiens, Espagnols vivaient côte à côte, avec, ici et là, une famille de petits fonctionnaires français qui, pour leur part, étaient déconcertés par cette cité du futur, aérée et salubre. Car il manquait au Plessis cet agrément indispensable aux français : le café.
UN COLLIER D’ABEILLES
[...] la plage de Vert-Bois, sur la côte sauvage de l’île d’Oléron n’a pas changé depuis les années 1940. Face au grand large et à la lointaine Amérique du Nord, c’est toujours une vaste étendue où scintille un sable vierge, rendu si compact par les flots que les pas n’y laissent aucune empreinte. Humide, le sable, légèrement veiné de mystérieux filets d’eau s’écoulant vers la mer, reflète le bleu léger du ciel. L’océan est ainsi encadré par deux miroirs bleu pâle ; une imposante masse d’écume blanche barre l’horizon. Elle remplit l’air d’un grondement sourd et régulier.
UN COLLIER D’ABEILLES
En 1943, quelle que fut la saison, nos journées en Oléron étaient comme les petits galets de la plage, innombrables, interchangeables. Pourtant, si l’on regarde attentivement l’un de ces galets qui recouvrent l’étendue de la Grande Plage à marée basse, on s’aperçoit qu’il est unique, arrondi, poli et gris comme nul autre. Il en était ainsi de nos journées. Cette succession de jours identiques prenait une allure d’éternité. Quand il m’arrive de rager contre la rapidité de la fuite du temps, je réalise qu’à Oléron, j’ai goûté à l’éternité. Nul ne peut espérer ni désirer la connaître plus d’une fois dans la vie.
L’INTRUSE
Olga Tchernov était la fleur d’une civilisation qui, par son ouverture et sa tolérance, proclamait, avec une conviction sans égale de nos jours, que la vie peut être belle et que cela vaut la peine de vivre pour qu’elle le soit.
LA FAISEUSE DE MIRACLE
Se fondant sur l’ancien usage méditerranéen qui permet au passant de gouter discrètement le fruit d’un verger non clos, ma grand-mère avait gouté le raisin, le blanc et le noir. Heureusement, personne ne l’avait vue. Nous devions bientôt découvrir que les coutumes de l’Aquitaine sont différentes de celles de la Provence. Le raisin est sacré, intouchable, en Aquitaine. Au Moyen Age, quiconque volait, même une seule grappe, avait l’oreille coupée.
LA FAISEUSE DE MIRACLE
Il était entendu que ceux qui étaient « pour les Allemands » étaient les maîtres. Si l’on était « pour les Anglais », il valait mieux se taire – Les maîtres pouvaient à n’importe quel moment devenir violents et vous faire arrêter ou fusiller.
LA VIE SOCIALE SOUS LES NAZIS
Des groupes d’hommes et de femmes, chacun s’occupant d’un rang de vignes, coupaient le raisin avec une extraordinaire rapidité en se servant d’un simple couteau.
Nous nous arrêtâmes pour admirer leur travail complexe et saccadé, et les archaïques coiffes blanches des femmes, appelées quichenotte, un nom qui selon certaine tradition rappelle la domination anglaise sur l’île à l’époque d’Aliénor d’Aquitaine, « kisnott ». C’était une protection non seulement contre les baisers, mais aussi contre le soleil et les nuages de moucherons qui tournoyaient autour des travailleurs et de leurs chevaux.
LA FAISEUSE DE MIRACLE
Les arrêtés touchant à notre vie quotidienne avaient souvent une résonnance sinistre. Un strict couvre-feu nous avait été imposé. Il était absolument interdit d’écouter les émissions de la radio britannique, sous peine d’être déféré à la Gestapo. Cependant, à Saint-Denis, les Allemands s’abstenaient d’édicter des règlementations humiliantes, alors qu’à Saint-Pierre, disait-on, il était interdit aux paysans de porter les lapins par les oreilles et les poulets par les pattes, des pratiques considérées par les occupants comme barbares !
DRAPEAUX ET SOURIRES
Chaque semaine, maître Lutin venait à Saint-Denis dans sa Peugeot blanche. Il y tenait une permanence le mercredi. Les paysans endimanchés discutaient avec lui d’affaires de propriété. Elles étaient excessivement compliquées : pendant des siècles, les mariages entre insulaires avaient été la règle, de là les multiples partages des champs. A Oléron, aucune parcelle de terre ne ressemblait à l’autre. Chacune convenait particulièrement à un certain cépage, les propriétés du sol et l’exposition lui conférant un caractère unique.
LA FAISEUSE DE MIRACLE
A cette heure tardive, la promesse d’un jour d’été sans fin se dissipait, la journée se terminait dans une splendeur qui atténuait le regret de la voir s’achever.
UN COLLIER D’ABEILLES