Tu me salues d’une bise sèche lorsque j’ouvre la porte et tu entres prestement pour échapper à la nuit, à la violence de la brise marine ; le regard noir, diabolique. Je croise ce regard et je me demande à quel moment le mal y a pris le dessus sur le bien. Tu tiens une corde à la main. Une corde brune, épaisse, rêche. Déjà, je sens sa texture râpeuse sur la peau parfumée de ma gorge. Un frisson s’immisce dans ma respiration
- Que se passe-t-il Jack ?
- Encore un putain de cadavre.
L’effroi s’instille au fond de ma gorge, amer, gluant, rêche. Une gorgée de thé, dérisoire remontant.
- Une femme ?
Il se retourne, semble regarder en direction de l’eau.
- Difficile à dire, mais à en juger par son accoutrement, je dirais plutôt un homme.
Il me faut un peu de temps pour encaisser le choc. Tellement de morts. Tellement d’échecs de notre part.
La victime, d'un autre côté, et on l'oublie souvent, est la plus importante. Elle est le produit dérivé de la jalousie, de la fureur ou des obsessions du criminel, et elle est souvent éclipsée, avec les preuves et les éléments qu'elle détient, au profit du tueur et de son ombre maléfique. Le plus souvent, la question n'est pas de savoir qui a commis un crime mais quel type de personne en est devenue la victime.
L'un dans l'autre, et même si j'ai essayé de résister au début, Baz est devenu un ami. Je pense qu'il ne sait même pas lui-même comment on en est arrivés là. Mais il a montré que je pouvais compter sur lui. On a les mêmes objectifs. On est comme des tiques, on ne lâche pas avant d'avoir obtenu toutes les réponses dans l'enquête en cours.
Je raccompagne la silhouette disloquée d’Eamon Keegan vers le groupe de voisins rassemblés derrière le cordon. Tom titube derrière nous.
- Mon Dieu, mon Dieu, murmure-t-il. Moira. Mon Dieu.
J’avance et je vois son épouse se détacher du groupe, blafarde, les traits déformés par l’angoisse. Sa voix chancelle.
- Eamon, que se passe-t-il ? Eamon ?
Le jeune agent se tient à mes côtés. Imperturbable. Il me sauve la mise. C’est lui qui annonce la nouvelle. Avec tact et tristesse. Le silence s’installe, suivi d’une longue plainte qui s’élève des tréfonds de sa gorge. Moira tombe à genoux, comme son mari, à la façon d’un pantin désarticulé. Je m’écarte et j’entends la voix de l’officier qui enchaîne.
- Monsieur Keegan, je suis désolé, mais quand vous le pourrez, nous aurons besoin que vous répondiez à quelques questions.
Je m’enfuis.
Ma cicatrice commence à me lancer, le vin assèche mon palais. Je dois avoir une mine affreuse parce que Clancy me répète de rentrer chez moi me sécher.
J’attrape mon manteau, sans vraiment l’écouter. Je sens l’affaire se déployer à l’intérieur de mon cerveau, étendre ses ramifications et laisser apparaître dans la frondaison des bribes de vérité. Mais je suis trop fatiguée pour les voir. Mes yeux me piquent, ma gorge m’irrite, je suis à fleur de peau.
- Tu devrais arrêter de me materner, Jack. Tu sais qu’il n’y a rien de tel pour m’énerver.
- Va te faire foutre. Te materner ! Je vois juste gros comme une maison que tu es en train d’attraper la crève et tes reniflements m’empêchent d’apprécier mon whisky
Baz offre au prêtre un sourire rassurant. La psychologie d'un interrogatoire est particulière. Nous cherchons à faire penser aux témoins et aux suspects comme le père Healy que nous sommes de leur côté. En nous appuyant sur la capacité humaine à toujours croire que le pire ne peut pas se produire. Que quoi qu'ils nous disent, il ne leur arrivera rien. Et parce que tous les humains veulent y croire, ils finissent par se mettre à parler.
Je l’observe traverser le bar d’un pas souple, assuré. Il est presque méconnaissable. Un type ordinaire venu boire une pinte un dimanche soir. Il me rejoint au fond du pub, me tend la main. Ses doigts s’arrondissent, épousent la forme des miens. Des cals, une strie sur sa paume. Les ongles courts, nets. Je vois les muscles de son avant-bras jouer tandis qu’il me serre la main.
– Heureux de vous rencontrer, commissaire, dit-il en souriant.
Il est grand, mais je le suis presque autant que lui. Il est plutôt beau garçon. Yeux bleus. Mince, cheveux courts d’un joli blond doré. Un type qui a purgé sa peine. Un type qui a assassiné ses parents, tenté de tuer sa soeur. Je l’observe se départir de son sourire, tirer une chaise et poser ses mains robustes sur la table tandis qu’il s’assoit. Et la question n’est pas de savoir s’il s’agit oui ou non d’un assassin, mais quinze ans de prison suffisent à changer quelqu’un.
La vitre se pare des reflets or et argent de la nuit dublinoise. Un brouillard gris remonte le cours de la Liffey et se diffuse sur la cité transie. Un décor parfait pour la nuit qui s'annonce: Halloween. Des sirènes ricochent dans le dédale des rues en bas de chez moi. Des pétards sifflent et éclatent dans le ciel humide.
parfois les obstacles ne nous laissent pas le temps de demander une autorisation ou de remplir un formulaire