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Citation de mandarine43


[Incipit.]

Comment ça a commencé ? Comme ça je suppose : moi, seule dans la cuisine, le nez collé à la fenêtre où il n'y a rien. Rien. Pas besoin de préciser. Nous sommes si nombreux à vivre là. Des millions. De toute façon ça n'a pas d'importance, tous ces endroits se ressemblent, ils en finissent par se confondre. D'un bout à l'autre du pays, éparpillés ils se rejoignent, tissent une toile, un réseau, une strate, un monde parallèle et ignoré. Millions de maisons identiques aux murs crépis de pâle, de beige, de rose, millions de volets peints s'écaillant, de portes de garage mal ajustées, de jardinets cachés derrière, balançoires barbecues pensées géraniums, millions de téléviseurs allumés dans des salons Conforama. Millions d'hommes et de femmes, invisibles et noyés, d'existences imperceptibles et fondues. La vie banale des lotissements modernes. À en faire oublier ce qui les entoure, ce qu'ils encerclent. Indifférents, confinés, retranchés, autonomes. Rien : des voitures rangées, des façades collées les unes aux autres et les gosses qui jouent dans la lumière malade. Le labyrinthe des rues aux noms d'arbres absents. Les lampadaires et leurs boules blanches dans la nuit, le bitume et les plates-bandes. La ville inutile, lointaine, et le silence en plein jour.

Donc, ça commence comme ça : moi, le ventre collé au plan de travail, les yeux dans le vague, une tasse de thé brûlant entre les mains, il est trop fait, presque noir, imbuvable. De toute façon je déteste le thé. Devant la maison d'en face, deux femmes discutent. Elles ont les cheveux courts ou rassemblés en queue-de-cheval, les jambes moulées dans ces caleçons qu'on trouve au marché le dimanche. Elles attendent que leur homme rentre du boulot, leurs enfants de l'école. Je les regarde et je ne peux m'empêcher de penser : c'est ça leur vie, attendre toute la journée le retour de leurs gamins ou de leur mari en accomplissant des tâches pratiques et concrètes pour tuer le temps. Et pour l'essentiel, c'est aussi la mienne. Depuis que j'ai perdu mon boulot c'est la mienne. Et ce n'est pas tellement pire. Le boulot au supermarché c'était pas beaucoup mieux j'avoue.
J'avale juste une gorgée et je vide tout dans l'évier, le liquide disparaît en éclaboussant les parois, aspiré par le siphon. Ça m'angoisse toujours cette vision. Ça n'a aucun sens, je sais bien. Mais on est tous bourrés de ces trucs qui nous bousillent l'existence sans raison valable.
Le silence, par exemple. Ce jour-là comme n'importe quel autre il emplissait tout, me coinçait la gorge dans un étau. Je pouvais le sentir me figer les sangs, me creuser les poumons d'un vide immense. Un cratère sans lave. Un désert. Une putain de mer de glace.
J'ai quitté la cuisine et je suis passée au salon, ou bien ai-je fait le tour des chambres. Je ne sais plus et ça n'a pas d'importance. Alors disons que c'était le salon. Je ne m'attarde pas là non plus. Il n'y a rien de spécial à en dire : des meubles noirs, deux fauteuils tournés vers la télévision, un canapé en tissu d'inspiration africaine et, devant la porte-fenêtre, l'étendoir où sèchent des tee-shirts, des slips, des pantalons, des chaussettes par dizaines. Un peu partout au sol, des jouets traînent et, sur la table basse, des cahiers de coloriage, des feutres, des paquets de gommettes. Je ne range jamais sauf le soir, juste avant que Stéphane rentre. Il appelle ça du désordre. Moi, je pense que c'est surtout de la vie. Il est chauffeur de bus scolaires. Quand on s'est rencontrés, il avait dix-huit ans. Il jouait au foot. Il sortait du centre de formation et venait juste d'intégrer l'équipe réserve. Chaque semaine, j'allais au stade. J'étais là dans les tribunes à me geler en espérant qu'il entre enfin sur la pelouse, qu'au moins une fois il quitte le banc des remplaçants. Dans son survêtement rouge et or, il fixait le terrain en se rongeant les ongles.
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