D'un bond léger, Glaïeul vient se lover contre moi, à l'opposé de Barthélemy. Son poil soyeux sous ma paume. Le petit moteur de son ronronnement comme une vibration positive. A cet instant, entourée de l'homme de ma vie et du félin à la gueule pointue, je me rends compte que mes préférences ne sont pas claires. Si les deux disparaissaient, ce n'est pas forcément Barthélemy que je regretterais le plus.
Habituée à mentir. A cacher la moindre balafre, à inventer des situations improbables, à dissimuler la merde sous le tapis. Je ne veux plus. En séance de groupe, on nous l'a bien dit. Répété. Arrêter de minimiser, de dissimuler. Mettre des mots sur la violence conjugale permet d'y faire face.
Si l’art ne possède pas le pouvoir de conjurer la mort, il peut cependant la magnifier.
Jamais il n'aurait imaginé Christelle aussi démonstrative, aussi joyeuse et épanouie après le difficile accouchement qui lui a sans doute laminé l'intérieur du corps. Quand il y songe, Jean-Baptiste se félicite d'être un homme, car les épreuves auxquelles les femmes sont confrontées lui paraissent plus des châtiments de Dieu, censés les punir du péché originel que des parties de plaisir : enfantement, menstruation, allaitement, sexisme, persécutions diverses... Ce qu'il envie à la femme, finalement, est la force de caractère qui lui permet, justement, de supporter ces souffrances et leurs dommages collatéraux.
- La drogue, je ne comprends pas, finit-il par admettre. Tous ces marginaux, ces inadaptés, ces individus paresseux ou alcooliques... Ils semblent se complaire dans leur misère, n'ont aucune volonté... Pourquoi cette vie de perdant, de passivité ?
- La drogue, on ne la choisit pas, c'est elle qui te choisit.
- Tu me fais rire. Qui appuie sur le piston de la seringue, à ton avis ?
- Le désespoir. C'est le désespoir qui appuie, personne d'autre.
Jean-Baptiste ne compte que sur les siens et sur lui, surtout sur lui. Bientôt, il dirigera l'entreprise de ses rêves, celle qu'il créera et grâce à laquelle sa notoriété ne cessera de grandir. Car, comme le répète souvent son père, si on enlève le travail dans la vie, que reste-t-il ? L'amour ? Mais il n'y a pas plus volatile et dangereux que l'amour. Combien d'hommes et de femmes se sont-ils perdus dans les méandres d'une valeur dont personne ne maîtrise les connexions ? Avec le travail, on est dans le concret. Un outil reste un outil, et puis si la société s'était construite grâce à l'amour plutôt qu'au travail, ça se saurait.
Mon psychiatre se racle la gorge. C’est le signal, la séance est terminée. Je me lève, la tête me tourne un peu. Il s’approche de moi. “Je ne possède pas encore assez d’éléments, cher monsieur, mais je peux vous dire que ces mouchoirs égarés par votre mère représentent pour vous le pénis absent chez la femme – normal s’il gît au sol. Quant aux bonnets dont vous me parlez, il peut s’agir de capotes que vous aimeriez enfiler sur ce pénis afin de vous en protéger. Mais ce ne sont que des suppositions, cher monsieur, j’en saurai davantage si vous développez le sujet lors de notre prochaine séance.”
Condamnée à perpétuité. Sans droit de sortie, même conditionnelle. Ni porte ni barreaux aux fenêtres. Juste une enveloppe masculine enfermant, comme dans une combinaison trop étroite, la femme que je sentais vivre en moi. Un corps à corps muet, noyau vaginal bloqué par la gangue d’un fruit phallique. J’étais à l’intérieur d’une capsule, égarée au milieu d’un espace clos, hantée par la peur de suffoquer, d’étouffer, et j’ai rayé cosmonautede la liste des professions envisageables.
Car les oranges, sans être polymorphes, incarnent la pluralité du monde. Tantôt ballon de football, tumeur pulpeuse, météorite échouée dans le panier à fruits ; parfois montgolfière sans nacelle, globe terrestre, couille rêche d’un animal imaginaire qui peuplerait nos cauchemars. L’orange représente le tout et le rien, le suc de la vie ou son acidité, bref j’en étais à me demander si l’homme n’est pas le fruit de cet agrume lorsque le téléphone a vrombi dans le vestibule.
- Pourquoi est-ce que tu détestes tout le monde ? lui lance-t-elle. Elle se rend compte qu'une pointe de haine griffe sa voix.
- Personne ne m'a appris à aimer, je crois.