René roulait en taxi depuis dix ans, la grille de la ville lui était familière et le labyrinthe de certains quartiers n’avait plus de recoins qui lui soient obscurs. Alors il conduisait, nonchalant,et sa voiture glissait toute seule, lancée, si bien qu’il lui semblait parfois ne plus conduire. Il tenait le volant d’une main lâche et regardait par la vitre ouverte.
Quand il travaillait tard le soir, ses yeux tendaient son visage. Un soir, deux types étaient montés, avaient gardé le silence jusqu’à ce que l’un d’eux lui passe un fil de fer autour du cou et le serre pendant que l’autre lui faisait les poches. Les agresseurs l’avaient étouffé jusqu’à l’évanouissement avant de s’enfuir.
La voix avait couru de village en village le long des bords du salar, répandue au-delà dans le désert. La réalité, quand elle arrive dans les bouches, se tord dans tous les sens et le vieux don Roman avait entendu plusieurs versions dont les variations l'avaient laissé perplexe.
Parfois, mais peu fréquemment, il se surprenait à oublier de se souvenir et s'en voulait ensuite. Il fallait plonger dans son deuil avec conscience, habiter la mémoire de son fils. L'oubli, lui, viendrait plus tare, peut-être avec la mort, à moins que...
L'attente durait, la tension monta d'un cran. La nécessité du meurtre rôdait en lui, venue d'il ne savait plus où, et il se laissa bercer.