Olivier Tosseri

Le baron Guido Keller von Keller [...] naît à Milan en 1892. [...] Dédaignant les casemates règlementaires, il choisit un arbre isolé au fond du terrain d'aviation pour s'y creuser une grotte. Dans ses heures de liberté, il y grimpe complètement nu, offre son corps au soleil et s'adonne dans sa demeure éthérée à toutes ses activités y compris, révèle son biographe Atlantico Ferrari, "les plus naturelles que beaucoup d'hommes remplissent au niveau du sol". C'est dans les airs qu'il cultive son originalité. Il y est chez lui comme dans son jardin, ou plutôt son salon. Dans le cockpit de son appareil, dans lequel il monte souvent torse nu ou en pyjama, on trouve un service à thé, pour accompagner sa lecture en plein vol du Roland furieux de l'Arioste, des œuvres de Léopardi ou des tragédies de Shakespeare. Une cordelette attache à la carlingue l'ouvrage posé sur ses genoux. Le fez qu'il endosse à la place du casque réglementaire relie sa tête aux nuages.
Il embarque toujours comme talisman un crâne et, parfois, comme compagnon un aigle apprivoisé qui porte son prénom. "Quand on vole, dit-il, il faut se transformer dans l'avion, porter sa sensibilité de nos doigts à l'extrémité des ailes, les ailes doivent avoir les pointes flexibles comme celles des oiseaux." Pour imiter le rapace à bord, il a recours à "la poudre blanche revigorante", dont il fera toujours ample usage.

Entre-temps, le 12 novembre 1920, a été signé l'accord qui, en établissant l'indépendance de Fiume, fait s'évanouir la possibilité de l'annexion. C'est alors que Keller, ayant récupéré son avion, décide de laisser un signe à travers une action démonstrative. Le 14 novembre, du ciel, il lance sur le Vatican un rose blanche avec une dédicace à « Frère François », sur le Quirinal – le palais royale à Rome – sept roses rouges avec une dédicace « à la reine et au peuple d'Italie », avant de descendre sur le Parlement et d'y laisser tomber un paquet...
Un membre du personnel, s'étant approché avec précaution du paquet tombé du ciel, ne tarda pas à s’apercevoir qu'il ne s'agissait pas d'une bombe mais d'un pot de chambre. À l'intérieur, fermé par un ruban rouge, il y avait une botte de carottes jaune et une botte de navets. Au ruban était attaché un bout de papier replié avec cette adresse: « Au Parlement italien, en main propre », et à l'intérieur du pli il était écrit: « Guido Keller, aile de l'action dans la splendeur, donne au Parlement et au gouvernement, qui se maintiennent depuis longtemps par le mensonge et par la peur, la tangibilité allégorique de leur valeur. Rome, 14e jour de la Régence. »

Mario Carli explique les liens qui les unissent [Arditi et futuristes] dans un texte du 11 mai 1919, avant de publier quelques mois plus tard un Manifeste de l'Ardito-futuriste:
" L'arditisme coïncide avec le futurisme dans sa façon d'affronter l'avenir sans scrupules, même s'il se présente sous la forme d'une série de tranchées garnies de fils de fer barbelé. Il coïncide dans le mépris de l'expérience, de l'Histoire et du passé, qui n'enseigne jamais rien. Il coïncide dans l’allégresse psychologique qui permet d'affronter toutes les batailles en souriant. Il coïncide dans les acrobaties du cerveau et des muscles avec lesquels on saute les obstacles de la tradition. Il coïncide dans la générosité prodiguée l'un à l'autre pour enlever les camps retranchés du passéisme, dont l'empire des Habsbourg était le visage le plus fétide et abject."
Ils partagent également la devise de Marinetti: Marciare, non marcire (Marcher, ne pas pourrir). Ils vont bientôt se mettre ensemble en marche pour Fiume. Au service de quoi a moins d'importance pour eux qu'au service de qui: Gabriele D'Annunzio. Leur devise est à la fois un cri de guerre, un programme politique et une revendication: A noi!

Le Comandante [D'Annunzio] nomme [ Guido Keller] secrétaire particulier. C'est la récompense de son audace, sans laquelle il n'aurait pu conquérir la ville ni asseoir son autorité. Un regard courroucé est l'unique remerciement que lui vaut cet insigne honneur. Keller les a toujours méprisés autant que les dangers qui les lui procurent. [...]
Il prendra bientôt également la tête du « secrétariat des coups de mains ». Celui des actes de piraterie pour ravitailler la ville. [...]
Inutile de tenter de lui faire respecter un horaire. On ne sait jamais quand il franchira les portes du palais du gouverneur, ni dans quelle tenue. [...]
Ses disparitions pendant des journées entières deviennent légendaires. On l’aperçoit soudain, déambulant seul, nu sur la plage au crépuscule, pour se baigner dans l'Adriatique, ou posant en Neptune sur les rochers, un trident à la main et une toge sur l'épaule. Il en descend tout aussi simplement vêtu et armé pour inspecter ses légionnaires. Le temps de dispenser des conseils tactiques ou de les gratifier d'une citation de Pythagore et il se hisse sur la branche de son arbre pour une sieste en compagnie de son aigle, ou pour méditer.

Parangon magistral de fuite en avant, l'épopée d'annunzienne a surtout été une fuite dans l'instant. Celui-là est suspendu entre un passé amas de ruines fumantes et un avenir qu'on espère être un brasier dans lequel périront les vieilles structures libérales. [...]
Les Arditi sont saisis d'une fièvre que Nino Valeri, qui a séjourné dans le port, qualifie d' « horreur pour la vie dure et grise de tous les jours, de dérision pour les ordres constitués, de désintérêt pour le passé et l'avenir, de mépris moqueur pour la vertu et l'épargne, pour la famille, pour les ancêtres, pour la religion, pour la monarchie et pour la république: de nihiliste aspiration, dans le fond, d'en finir en beauté avec cette vie stupide, dans une espèce d'orgie héroïque. »

Guido Keller préfère rompre le combat que d'abattre son adversaire, lorsque celui-ci se retire, admettant sa défaite. Il va jusqu'à défier des aviateurs autrichiens dans un "tournoi courtois", qui ne doit faire aucune victime.

Plus facile à dire qu'à faire...