Le mort n'est pas tout neuf. La plupart de ses contemporains reposent six pieds sous terre ou au fond de l'océan. Quant aux rares survivants, ils ont la langue en gelée ou racontent des salades.
Je me retourne pour lancer un dernier regard vers Saint-Malo. Plus nous nous éloignons, plus la ville m’apparaît dans sa compacité. Construite sur la mer, elle se blottit derrière ces fortifications, monolithique, inexpugnable, élégante. La beauté austère de Saint-Malo éclate davantage depuis le large, contrairement aux rivages de Dinard dont les mystères se révèlent à mesure qu’on les approche.Vallonnés, boisés, fleuris, découpés, truffés de luxueuses maisons au parfum d’Années folles, ils offrent mille surprise à l’ombre d’une végétation exotique. Tout en festons et coquetteries, la station balnéaire s’oppose à la rectitude minérale de la cité corsaire. De part et d’autre de l’estuaire , chacun revendique sa place. Les guerriers d’un côté, leur repos de l’autre.
En regardant dans le rétroviseur, Marie-Jo ne regrettait
ni son choix ni ses dix années d’engagement. Dix années trépidantes, pas tout à fait inutiles à en juger par le nombre de malfrats, d’escrocs ou de pervers qu’elle avait mis hors jeu. Ses méthodes peu orthodoxes ne l’avaient pas empêchée de se constituer l’un des plus beaux tableaux de chasse de la profession.
On la jalousait au 36 quai des Orfèvres, on la haïssait dans les cours de prison. Mais à présent, la miss avait atteint la saturation. Si elle avait pris du plaisir à faire son boulot, les dérives voire les magouilles de certains de ses collègues avaient fait déborder le vase.
Il y a trois mois, au terme d’une réflexion mûrement mijotée, la commissaire Beaussange avait démissionné de la police. Cette fois-ci, sa hiérarchie avait acté sa décision sans prétendre la retenir. Depuis, le commissariat de Saint- Malo était orphelin.
L'homme proféra des jurons mêlés de borborygmes. Sa respiration haletait et, sans pouvoir discerner son visage à travers l'épaisseur végétale, j'imaginais sa trogne avinée. Je l'entendis alors grommeler en fourrageant dans ses habits, comme s'il recherchait sa clef. Je me trompais : un jet de plus en plus puissant se fit entendre puis un liquide chaud me dégoulina sur le dos. Ce sagouin me pissait dessus en ânonnant pour lui-même : « Plus haut, salope ! »
Dans la période difficile qu’elle affrontait, Marie-Jo cherchait à s’éblouir.
Toutes les solutions étaient bonnes pour traverser le désert où elle s’était aventurée.
Dans la cité où, depuis deux ans, les barbus et les voiles fleurissent à vue d’œil. À croire que la beauté glabre d’un visage frise l’anathème ou qu’il fallait à tout prix se voiler la face. Masque obligatoire au quotidien, poils pour les hommes, voiles pour les filles, le peuple des tours subit la férule d’un imam réactionnaire.
Les quelques mètres qui le séparaient de moi semblaient des années lumière. Le salaud tenait une telle biture qu'il ne trouva pas immédiatement la porte du jardin, ses jambes butèrent dans le muret. Il en perdit l'équilibre et s'enfonça dans les troènes derrière lesquels je me trouvais tapi.
Les deux hommes se séparèrent à une dizaine de mètres de ma planque et, enfin, il s'approcha de chez lui, seul, saoul comme une bourrique. Une giclée d'adrénaline m'assaillit aussitôt. Je me redressai à demi, la barre à mine en main, prêt à bondir. J'avais hâte d'en finir.